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Et peu de temps après, c’est ce qu’elles firent. Ils apprirent que les bannières mandchoues flottaient sur la passe de Torugart, qui était le point névralgique de l’une des routes de la Soie, entre Tashkent et le Takla Makan. Le voyage en caravane depuis l’est serait perturbé pendant un certain temps au moins, ce qui voulait dire que Samarkand et Boukhara, qui étaient les principaux centres d’échange du vaste monde, seraient reléguées au rang de vagues culs-de-sac poussiéreux. C’était une catastrophe pour le commerce.

Ces nouvelles leur avaient été apportées par une dernière caravane, d’Arméniens, de Zott, de juifs et d’hindous. Ils avaient dû s’enfuir pour sauver leur peau, abandonnant tout ce qu’ils possédaient. Apparemment, la porte de Dzoungarie, entre le Xinjiang et la steppe khazak, était sur le point de tomber elle aussi. Comme ces nouvelles circulaient dans les caravansérails autour de Samarkand, la plupart des caravanes qui s’y reposaient changèrent leurs plans. Beaucoup décidèrent de rentrer au Franjistan, qui, bien que grouillant de conflits entre petits taïfas, était encore entièrement musulman, ses petits khanats, émirats et sultanats continuant à commercer vaille que vaille, même quand ils se battaient.

Des décisions comme celles-ci transformeraient bientôt Samarkand en ville fantôme. En tant que simple terminus ce n’était pas grand-chose, la bordure extrême du Dar al-Islam. Nadir était inquiet, et le khan ne décolérait pas. Sayyed Abdul Aziz ordonna qu’on reprenne la porte de Dzoungarie et qu’on envoie une garnison aider à défendre la passe de Khyber, de façon à ce que la route du commerce vers l’Inde, au moins, soit sécurisée.

Nadir, accompagné par une garde importante, rapporta ces instructions à Khalid et Iwang, sur un ton sec, comme si c’était la faute de Khalid. À la fin de sa visite, il les informa qu’il emmenait Bahram, sa femme et ses enfants, au khanaka de Boukhara. Ils ne seraient autorisés à rentrer à Samarkand que lorsque Khalid et Iwang auraient construit une arme capable d’écraser les Chinois.

— Ils pourront recevoir des visites au palais. Vous serez le bienvenu si vous voulez leur rendre visite, ou les y rejoindre. Mais je pense que votre travail avancera mieux ici, avec vos hommes et vos machines. Si je pensais que vous travailleriez mieux au palais, je vous y ferais venir, croyez-moi.

Khalid le dévisagea sans mot dire, trop fâché pour parler sans les mettre en danger.

— Iwang s’installera ici avec toi, parce que je l’estime plus utile ici que chez lui. Il recevra une prolongation de son aman par anticipation, en reconnaissance de l’importance de ses travaux pour ces affaires d’État. D’ailleurs, il n’a pas le droit de partir. Et quand bien même, c’est impossible. Le dragon qui vient de se réveiller à l’est a déjà mangé le Tibet. C’est donc une tâche d’ampleur divine qui vous attend, un joug dont vous pouvez vous enorgueillir.

Il eut encore un regard pour Bahram.

— Nous prendrons bien soin des tiens, de même que tu t’occuperas de la façon dont les choses se déroulent ici. Tu peux vivre au palais avec eux, ou bien travailler ici, à ta guise.

Bahram hocha la tête. Le désarroi et la peur l’avaient rendu muet.

— Je ferai les deux, parvint-il à dire en regardant Esmerine et les enfants.

Rien n’était plus comme avant.

Bien des vies changent ainsi, tout à coup, pour toujours.

Un cadeau d’Allah

Par respect pour les sentiments de Bahram, Khalid et Iwang organisèrent le complexe comme une véritable armurerie, et se consacrèrent exclusivement à tester et concevoir de nouveaux engins capables d’accroître les pouvoirs de l’armée du khan. Un canon plus puissant, de la poudre plus réactive, un tir avec effet, le tueur-de-milliers ; et puis les tables de tir, les protocoles logistiques, les alphabets lumineux pour communiquer sur de grandes distances ; ils firent tout cela, et bien d’autres choses encore, pendant que Bahram vivait à moitié au khanaka avec Esmerine et les enfants, et à moitié au complexe, jusqu’à ce que la route de Boukhara devienne pour lui comme l’allée qui traversait la cour : il l’avait empruntée à toutes les heures du jour ou de la nuit, parfois sommeillant sur son cheval, qui faisait alors la route tout seul.

Les améliorations qu’ils apportèrent aux armées du khan étaient prodigieuses, ou l’auraient été si l’on avait pu convaincre les généraux de Sayyed Abdul de respecter les instructions de Khalid, et si Khalid avait eu la patience de les leur transmettre. Mais les deux camps étaient trop fiers pour s’entendre, et rien ne se faisait, bien que Bahram trouvât que c’était une grave erreur de la part de Nadir. Il aurait dû insister, ordonner aux généraux d’obéir à Khalid, et consacrer une plus grande partie du trésor du khan pour engager des soldats aguerris. Mais le grand Nadir Divanbegi avait un pouvoir limité, qui se bornait en fin de compte à un rôle de conseiller auprès du khan. D’autres conseillers donnaient des conseils différents, et le pouvoir de Nadir était peut-être en train de décliner au moment même où il aurait été le plus utile, et ce malgré les innovations de Khalid et d’Iwang – ou, qui sait ? peut-être à cause d’elles. À vrai dire, le khan ne s’était jamais distingué par la pertinence de son jugement. Et il était possible que sa poche ne soit pas aussi insondable qu’elle en avait l’air à l’époque où les bazars, les caravansérails et les chantiers de construction pullulaient et payaient des impôts.

C’était en tout cas l’avis d’Esmerine, même si Bahram devait essentiellement le déduire de ses regards et de ses silences. Elle paraissait croire qu’ils étaient espionnés en permanence, y compris pendant leurs heures sans sommeil au cœur de la nuit, ce qui était une pensée assez terrible. Les enfants s’étaient faits à la vie au palais, comme s’ils avaient fait irruption dans un conte des Mille et Une Nuits, et Esmerine ne faisait rien pour les détromper. Elle savait pourtant bien qu’ils étaient prisonniers, et qu’ils pouvaient dire adieu à la vie si le khan s’énervait de la façon dont les choses se passaient chez Khalid, ou à l’est, ou n’importe où. Alors, naturellement, elle évitait de dire quoi que ce fut qu’on aurait pu lui reprocher, et elle ne lui parlait jamais que de l’excellence de la nourriture, et, généralement, du traitement qui leur était réservé, soulignant à quel point les enfants et elle s’en sortaient bien. Seule la lueur de son regard disait à Bahram combien elle avait peur, et combien elle l’encourageait à combler tous les désirs du khan.

Khalid, lui, n’avait évidemment pas besoin des regards de sa fille pour savoir tout ça. Bahram voyait bien qu’il multipliait les efforts pour améliorer le potentiel militaire du khan, non seulement en se démenant dans l’armurerie, mais aussi en essayant de se mettre dans les bonnes grâces des plus aimables de ses généraux. Il multipliait les suggestions voilées ou directes sur toutes sortes de sujets, depuis la rénovation des murailles de la cité, conformément à ses démonstrations de l’avantage des remblais de terre, jusqu’aux plans de forage des puits et au drainage des eaux usées à Boukhara et à Samarkand. Toutes ces idées furent présentées au conseil militaire, et il en oublia même de ronchonner. Mais les progrès étaient inégaux.