Des rumeurs commencèrent à parcourir la ville comme des chauves-souris, assombrissant leurs journées. Les barbares mandchous avaient conquis le Yunnan, la Mongolie, le Cham, le Tibet, l’Annam et les marches orientales de l’empire moghol ; chaque jour, c’était un endroit différent, un peu plus proche. Il n’y avait aucun moyen de confirmer ces assertions, qui étaient d’ailleurs souvent démenties, soit par contradiction directe, soit simplement par le fait que les caravanes continuaient à venir de certaines de ces régions, et que les marchands n’avaient rien vu d’inhabituel, bien qu’ils aient, eux aussi, entendu des rumeurs. Il n’y avait rien de certain, mais il y avait des troubles à l’est. Les caravanes venaient assurément moins souvent, et elles n’étaient plus seulement constituées de marchands, mais aussi de familles entières, de musulmans, de juifs ou d’hindous, chassés par la peur de la nouvelle dynastie, qui portait le nom de Qing. Des colonies étrangères, implantées depuis des siècles, se dissipèrent comme neige au soleil, et les exilés s’enfuirent vers l’ouest, espérant que les choses iraient mieux dans le Dar al-Islam, chez les Moghols ou chez les Ottomans, ou dans les sultanats taïfas du Franjistan. Ce qui était sans doute le cas, car en islam régnait la loi ; mais Bahram lisait sur leur visage la misère, le manque de tout, la peur et la nécessité de mendier et de voler pour vivre ; les biens qu’ils comptaient vendre n’étant plus qu’un lointain souvenir, alors qu’il leur restait encore toute la moitié occidentale du vaste monde à traverser.
Au moins, ce serait la moitié musulmane du monde. Mais alors que les visites au caravansérail étaient naguère l’un des moments de la journée que préférait Bahram, il en sortait à présent plein d’angoisse et de crainte, plein d’une appréhension aussi intense que l’avidité de Nadir de voir Khalid et Iwang trouver des moyens de défendre le khanat contre les invasions.
— Ce n’est pas nous qui ralentissons les choses, dit amèrement Khalid, une nuit, dans son bureau. Nadir lui-même n’est pas un grand général, et son influence sur le khan vacille ; et vacille de plus en plus. Quant au khan…
Il fit un bruit de ballon qui se dégonfle.
Bahram poussa un soupir. Personne ne pouvait dire le contraire. Sayyed Abdul Aziz n’était pas un sage.
— Nous avons besoin de quelque chose de mortel et de spectaculaire, dit Khalid. Quelque chose qui servirait à la fois pour le khan et contre les Mandchous.
Bahram le laissa plongé dans différentes recettes d’explosifs, et refit, à cheval, le long trajet de retour jusqu’au palais de Boukhara.
Khalid obtint une entrevue avec Nadir, et en revint en marmonnant que si la démonstration qu’il avait proposée se passait bien, Nadir laisserait Esmerine et les enfants rentrer au complexe. Bahram en fut exalté, mais Khalid le mit en garde.
— Il faudrait que le khan soit content, et qui sait ce qui peut plaire à un homme pareil ?
— Nous devons confectionner des obus contenant les formules du wan-jen-ti des Chinois, des obus qui ne se briseront pas au moment du tir, mais qui exploseront en touchant le sol.
Ils expérimentèrent différentes sortes d’obus, dont les essais eux-mêmes se révélèrent périlleux ; plus d’une fois, les gens durent courir se mettre à l’abri. Ce serait une arme terrible s’ils arrivaient à la mettre au point. Bahram se hâtait du matin au soir, en pensant au retour de sa famille et en imaginant Samarkand sauvée des infidèles. Si Allah voulait que cela soit, alors l’arme était un cadeau envoyé par Lui. Ce serait à n’en point douter une arme absolument terrifiante.
Pour finir, ils fabriquèrent des obus creux à culasse plate, munis de deux chambres séparées par une mince paroi, qu’ils remplirent, à l’aide d’une pompe, des liquides qui constituaient le tueur-de-milliers. Une petite quantité de poudre-éclair dans le nez de l’obus exploserait à l’impact, rompant la cloison intérieure, mélangeant les gaz.
Ça marchait huit fois sur dix. Une autre sorte d’obus, bourré de poudre à canon, avec un dispositif d’allumage, explosait avec un bruit assourdissant, dispersant les éclats d’obus comme des balles à fragmentation.
Ils en fabriquèrent une cinquantaine de chaque et organisèrent une démonstration sur leur terrain d’essai près du fleuve. Khalid acheta un petit troupeau de vieilles carnes au fabricant de colle, avec la promesse de les lui revendre quand elles seraient bonnes à abattre. Les garçons d’écurie attachèrent les pauvres bêtes à la limite extrême de portée du canon qui servait aux essais, et quand le khan et ses courtisans arrivèrent dans leurs beaux habits, l’air un peu ennuyés par toutes ces simagrées, Khalid détourna le visage dans une attitude aussi proche du mépris que la prudence l’autorisait, faisant mine de s’affairer auprès du canon. Craignant pour leur tête, Bahram alla faire acte d’obéissance et assaut de plaisanteries auprès de Nadir et de Sayyed Abdul Aziz, expliquant le mécanisme de l’arme et présentant Khalid avec une petite révérence alors que le vieil homme approchait, haletant et transpirant.
Khalid déclara que la démonstration pouvait commencer. Le khan eut un geste dédaigneux de la main – son geste habituel. Khalid fit un signe aux servants du canon, qui appliquèrent l’allumette. Le canon tonna, cracha un nuage de fumée blanche et recula. Son fut avait été tourné vers le haut, de sorte que l’obus retomba violemment sur le nez. La fumée tourbillonna, tout le monde regarda la plaine et les chevaux attachés au piquet ; il ne se passa rien. Bahram retint son souffle…
Et puis un nuage de fumée jaune explosa au milieu des chevaux. Ils bondirent, tentèrent de s’échapper. Deux d’entre eux arrachèrent leur piquet et partirent au galop. Quelques-uns tombèrent lorsque leur corde les ramena en arrière. Pendant ce temps, la fumée s’étendait comme soufflée à partir d’un feu de broussailles invisible, une fumée épaisse, jaune moutarde, dans laquelle les chevaux disparurent. Elle en recouvrit un qui avait rompu son attache, mais qui fonça par hasard dans une volute du nuage. Ils le virent se cabrer, tomber et se débattre sauvagement pour se relever, puis s’effondrer, agité de convulsions.
Le nuage jaune s’éclaircit peu à peu et descendit lentement dans la vallée, porté par le vent. On voyait que c’était une fumée lourde, qui s’accrochait longtemps dans les creux du sol. Et là gisaient deux douzaines de chevaux crevés, étalés en un cercle de deux cents pas au moins.
— S’il y avait eu une armée dans ce cercle, dit Khalid, alors, très excellent serviteur du Seul Vrai Dieu, Khan Suprême, elle serait aussi morte que ces chevaux. Et vous pourriez avoir une batterie de plusieurs dizaines de canons chargés d’obus de ce genre. Une centaine, même. L’armée qui vaincra Samarkand n’est pas encore née.
Nadir, l’air légèrement choqué, dit :
— Et si le vent tournait et soufflait vers nous ?
Khalid haussa les épaules.
— Alors nous serions morts, nous aussi. Il est important de faire de petits obus, qui peuvent être tirés à une grande distance, et toujours sous le vent, si possible. De sorte que si le vent revenait légèrement vers vous, le gaz se dissipant, ça n’aurait pas beaucoup d’importance.