Delouest hocha la tête. Sa poitrine portait encore les profondes cicatrices des tortures infligées par les Sioux. Il était aussi solennel qu’un hibou.
— Je suis plus qu’honoré. Vous êtes la plus généreuse des nations.
— Nous sommes la plus grande assemblée de nations sous les deux, répondit le Gardien d’un ton grave et sérieux. Nous vivons ici, sur les hautes terres de la Longue-Maison, d’où de bonnes routes descendent dans toutes les directions. Dans chaque nation vivent huit tribus, réparties en deux groupes. Les Loups, les Ours, les Castors, et les Tortues ; et les Daims, les Bécassines, les Hérons et les Faucons. Chaque membre de la tribu des Loups est le frère ou la sœur de tous les autres Loups, quelle que soit leur nation. La relation des Loups entre eux est presque plus importante que la relation des membres d’une même nation. C’est une relation croisée, comme la chaîne et la trame d’un panier tressé ou d’un vêtement tissé. De la sorte, nous ne sommes qu’un même vêtement. Nous ne pouvons nous disputer entre nations, car cela déchirerait l’étoffe dont sont faites les tribus. Les frères n’attaquent pas les frères, les sœurs n’attaquent pas les sœurs. Maintenant, Loups, Ours, Castors, Tortues, étant frères et sœurs, ne peuvent se marier entre eux. Ils doivent se marier à l’extérieur, avec les Faucons, les Hérons, les Bécassines ou les Daims.
Delouest hochait la tête à chaque parole du Gardien, cet homme qui non seulement avait œuvré toute sa vie pour la survie du système, mais encore avait contribué à le faire s’étendre et évoluer. Delouest avait été fait membre de la tribu des Faucons, et jouerait ce matin-là au jeu de lacrosse dans l’équipe des Faucons. Il regardait le Gardien avec l’intensité d’un faucon, s’imprégnant de chacun des mots de l’irascible vieil homme, indifférent à la foule grandissant au bord du lac.
Quand le Gardien eut enfin fini son discours, Delouest prit la parole à son tour :
— C’est le plus grand honneur de ma vie, dit-il lentement et distinctement, avec son accent étrange mais compréhensible. Être accepté par le meilleur peuple de la Terre, c’en est plus qu’un pauvre vagabond ne pouvait espérer. Même si je l’ai longtemps désiré. En vérité, j’ai passé de très nombreuses années à parcourir cette grande île dans cet espoir.
Il joignit les mains et courba la tête.
— Cet homme est particulièrement modeste, fit remarquer Iagogeh, Celle-Qui-Entend, l’épouse du Gardien du Wampum. Et pas des plus jeunes. Ce sera intéressant d’entendre ce qu’il dira ce soir.
— Et de le voir jouer, ajouta Tecarnos, encore appelée Goutte-d’Huile, l’une des nièces de Iagogeh.
— Sers la soupe, dit Iagogeh.
— Oui, mère.
Puis tous s’en retournèrent à leurs occupations, les femmes autour du feu et aux préparatifs de la fête, tandis que les hommes allaient arranger le terrain de lacrosse, près du lac.
Les arbitres inspectèrent le terrain, à la recherche de pierres ou de terriers de lapins, puis les piquets des buts furent plantés à chaque extrémité du large champ. Comme toujours, le tournoi opposait l’équipe des Loups, Ours, Castors et Tortues à celle des Daims, Bécassines, Hérons et Faucons. Beaucoup de gens pariaient, et les mises s’amoncelaient dans des filets, gardés par les organisateurs du tournoi. Il s’agissait surtout d’objets personnels, décoratifs, mais aussi de silex, de tambours, de blagues à tabac et de pipes, de lances et de flèches, de deux pistolets à silex, et de quatre mousquets.
Les deux équipes et les arbitres se rejoignirent au milieu du champ. Autour d’eux, et au sommet des collines, la foule assemblée les regardait, attendant. Le match du jour se déroulerait en dix manches. Cinq tirs au but réussis permettaient de gagner la partie. L’arbitre en chef rappela, comme il se doit, les règles principales : pas le droit de toucher la balle avec la main, le pied, un membre, le corps ou la tête ; pas le droit de frapper intentionnellement l’adversaire avec sa crosse. Puis il leva la balle, faite de peau de daim emplie de sable, à peu près de la taille de son poing. Les vingt joueurs – dix de chaque côté du terrain – défendaient leurs buts, l’un d’eux étant près de l’arbitre, afin d’attraper la balle en premier, une fois que l’arbitre l’aurait lâchée – ce qui signifiait l’ouverture du match. La foule hurla au moment où l’arbitre lâcha la balle et alla rejoindre les autres arbitres au bord du terrain, d’où ils suivraient le match, guettant la moindre faute.
Les deux capitaines se disputèrent âprement la balle, les filets en cerceau au bout de leur crosse heurtant le sol et s’entrechoquant. Bien que frapper un joueur fut interdit, on avait le droit de repousser sa crosse avec la sienne ; c’était cependant assez risqué, puisqu’un coup mal dirigé pouvait toucher l’adversaire, et donner à son équipe le droit de tenter un tir au but. C’est pourquoi les deux capitaines tapèrent dans tous les sens, jusqu’à ce que celui des Hérons attrape la balle dans son filet et l’envoie en arrière, vers l’un de ses équipiers. La partie pouvait enfin commencer.
Les joueurs se jetèrent sur celui qui avait la balle. Il louvoya entre eux tant qu’il put et finit par envoyer, d’un coup de crosse, la balle dans le filet de l’un de ses coéquipiers. Si la balle était tombée par terre, presque tous les joueurs se seraient jetés dessus, dans de violents claquements de crosses, pour s’en emparer. Deux joueurs de chaque équipe se tenaient en arrière, en défense, au cas où l’un des joueurs adverses tenterait une percée vers leurs buts.
Très vite, il devint évident que Delouest avait déjà pratiqué le lacrosse auparavant, probablement chez les Portiers. Il n’était pas aussi jeune que la plupart des autres joueurs, ni aussi rapide que les meilleurs coureurs de chaque équipe, mais ceux-ci étaient déjà occupés à se garder mutuellement. Les seuls adversaires véritablement dangereux auxquels Delouest avait à faire face étaient les mieux bâtis des joueurs de l’équipe des Ours-Loups-Tortues-Castors, qui pouvaient opposer à sa robustesse de vigoureux coups d’épaules. Mais ils n’étaient pas aussi rapides que lui. L’étranger tenait sa crosse à deux mains, comme une faux, bas sur le côté, ou devant lui, dans l’attente d’un clash libératoire qui projetterait la balle en avant. Sauf que ses adversaires avaient vite compris que s’ils s’y risquaient, après s’être envolée, la balle ne retomberait plus, le petit homme s’en étant saisi, et ayant détalé à une vitesse incroyable pour un corps aussi trapu. Quand d’autres adversaires parvenaient à le bloquer, ses passes à ses coéquipiers partaient comme des flèches tirées d’un arc ; et si on pouvait leur reprocher quelque chose, c’était d’être tellement puissantes que même les joueurs de son équipe avaient du mal à les attraper. Mais quand ils y arrivaient, ils filaient vers les buts, agitant leur crosse afin de troubler le dernier joueur à garder les buts adverses, mêlant leurs cris à ceux, hystériques, de la foule. Delouest ne parlait ni ne criait jamais, mais jouait dans un silence étrange, sans jamais invectiver les joueurs adverses ni croiser leur regard, ne quittant pas la balle des yeux, sauf pour jeter parfois un coup d’œil au ciel. Il jouait comme en transe, comme s’il était perdu. Et pourtant, quand ses coéquipiers étaient talonnés et bloqués, il se trouvait toujours là, quelque part, prêt à recevoir une passe, quels que soient les efforts que faisait son gardien – ou bientôt ses gardiens – pour le contrer. Des équipiers apparemment cernés, cherchant désespérément à conserver leur crosse libre pour une dernière passe, trouvaient toujours Delouest dans la seule direction où ils pouvaient envoyer la balle. Ce n’était pas évident, mais si, par miracle, ils y arrivaient, alors Delouest la prenait avec dextérité et filait en zigzaguant, semant ses adversaires en décrivant des virages à angle droit, virant, tournant, les surprenant sans cesse, jusqu’à ce qu’il soit enfin bloqué, et qu’une opportunité de passe surgisse. Son tir partait en sifflant, et la balle parcourait le terrain de jeu à la vitesse d’une flèche. C’était très agréable à regarder, tellement particulier que c’en était bizarrement comique. La foule hurla alors que l’équipe des Daims-Bécassines-Faucons-Hérons mettait un nouveau tir au but, qui passa en vrombissant au-dessus du plongeon du gardien adverse. Rarement le score avait été ouvert aussi vite.