La cérémonie d’élévation au rang de chef n’était pas longue, par rapport à celle de l’élévation au rang de sachem. Le sachem-parrain, en l’occurrence Grand-Front, de la tribu des Faucons, s’avança et annonça à tous la promotion de Delouest au rang de chef. Grand-Front leur raconta, une nouvelle fois, l’histoire de Delouest, comment ils l’avaient rencontré alors qu’il était torturé par les Sioux, et qu’il leur expliquait les tortures raffinées en pratique dans son pays ; comment il se faisait qu’il parlait déjà un dialecte, certes d’un genre un peu particulier, du langage portier, et combien il désirait, avant même d’être capturé par les Sioux, rencontrer la Ligue de la Longue-Maison. Comment il avait vécu parmi les Portiers, s’était familiarisé avec leurs coutumes et avait mené une petite troupe de guerriers en aval du fleuve Ohio, secourir les Seneques, esclaves des Lakotas, faisant de cette opération de sauvetage un succès, et les ramenant ensuite à la maison. Comment cela, et bien d’autres prouesses, avait fait de lui un candidat apte à être élevé au rang de chef, fort du soutien de tous ceux qui le connaissaient.
Grand-Front continua son discours, leur annonçant que les sachems s’étaient concertés le matin même, et avaient approuvé le choix des Portiers, bien avant que Delouest ne fasse la démonstration de son savoir-faire à la partie de lacrosse. Alors, dans une tempête d’acclamations, on conduisit Delouest dans le cercle des sachems. Son visage plat brillait à la lumière du feu, son sourire était si grand que ses yeux paraissaient s’effacer derrière ses pommettes.
Il leva la main, indiquant qu’il s’apprêtait à leur faire un discours. Les sachems s’assirent sur le sol de terre battue, pour que tout le monde puisse le voir.
— C’est le plus beau jour de ma vie, commença-t-il. Jamais je n’oublierai cette magnifique journée, dussé-je vivre cent ans. Laissez-moi maintenant vous raconter comment cela est arrivé. Vous n’avez entendu qu’une partie de mon histoire. Je suis né sur l’île d’Hokkaido, qui fait partie de Nippon. J’y ai grandi, d’abord en tant que moine, puis en tant que samouraï. C’est-à-dire en guerrier. Je m’appelais Busho.
» À Nippon, les choses ne se passent pas comme chez vous. Nous avions un groupe de sachems, mais un seul chef, appelé empereur, et un clan de guerriers entraînés à se battre pour leur maître, veillant à ce que les paysans lui versent bien une part de leurs récoltes. J’ai quitté le service de mon premier maître parce qu’il était trop cruel envers les paysans. Je suis alors devenu un ronin, un guerrier sans clan.
» J’ai vécu ainsi pendant des années, passant des montagnes d’Hokkaido à celles de Honshu, en mendiant, me faisant à l’occasion moine, chanteur ou soldat. Et puis Nippon tout entier fut envahi par des gens venus de l’Ouest, et qui vivaient sur la grande île du monde. Ces gens, les Chinois, dirigent la moitié de l’autre monde, peut-être plus. Quand ils envahirent Nippon, il n’y eut pas cette fois-ci de grand vent kamikaze pour couler leurs flottes, comme cela arrivait autrefois. Les anciens dieux avaient abandonné Nippon, peut-être à cause de ceux qui vénéraient Allah, dans les îles plus au sud. En tout cas, puisqu’ils pouvaient franchir les mers, plus rien ne pouvait les arrêter. Nous utilisâmes alors nos batteries côtières, plaçâmes des chaînes dans l’eau, lançâmes des feux, leur tombâmes dessus par surprise à la nuit tombée, nageâmes jusqu’à leurs vaisseaux en haute mer pour les y massacrer. Nous en tuâmes beaucoup, flotte après flotte, mais il en venait toujours. Ils établirent sur la côte un fort, dont nous ne parvînmes pas à les chasser. C’était un fort qui protégeait une longue péninsule. Un mois leur suffit pour s’en emparer. Ensuite ils s’attaquèrent à l’île, débarquant sur chacune des plages à l’ouest avec des milliers d’hommes. Tous les hommes et les femmes de la Ligue haudenosaunee n’auraient été qu’une poignée dans cette multitude. Nous avions beau nous battre, encore et encore, nous regrouper dans les collines et les montagnes – dont nous connaissions chaque ravine, chaque grotte –, ils finirent par conquérir les plaines, puis Nippon tout entier. Mon pays, mon peuple n’existaient plus.
» J’aurais dû mourir plus d’une centaine de fois, mais, lors de chaque bataille, une chance extraordinaire, ou autre chose, me sauvait la vie. Je me sortais des luttes au corps à corps, ou bien je parvenais à m’enfuir, afin de remettre le combat à une prochaine fois. Finalement, quand nous ne fûmes plus assez nombreux pour nous battre à Honshu, nous élaborâmes un plan. Il s’agissait d’aller tous ensemble, une nuit, voler trois longs canoës chinois, de ces bateaux dont ils se servaient pour débarquer leurs troupes, et qui sont longs comme plusieurs maisons flottantes mises bout à bout. Nous mîmes alors le cap à l’est, sous le commandement de ceux d’entre nous qui étaient déjà allés à la Montagne d’Or.
» Ces navires avaient des sortes de vêtements cousus ensemble, accrochés à de hauts mâts, qui servaient à attraper le vent. Peut-être en avez-vous déjà vu aux mâts des navires des envahisseurs venus de l’est, car, là-bas comme ici, le vent souffle le plus souvent de l’ouest. C’est ainsi que nous voguâmes vers l’est pendant plusieurs lunes, puis quand les vents devinrent moins favorables, nous nous laissâmes dériver sur le grand courant de la mer.
» En arrivant à la Montagne d’Or, nous trouvâmes d’autres Nippons, qui s’y étaient établis avant nous ; certains des mois auparavant, d’autres des années, voire des dizaines d’années. Quelques-uns étaient les petits-enfants d’anciens colons, parlant une ancienne forme de nippon. Ils se réjouirent de voir débarquer toute une troupe de samouraïs ; ils dirent que nous étions comme les légendaires cinquante-trois ronins, parce que les navires chinois étaient déjà arrivés, s’approchant des rivages pour les bombarder avec leurs puissants canons, avant de rentrer en Chine pour dire à leur empereur qu’un coup de lance suffirait à soumettre le pays.
À ce stade de son histoire, il poussa un long hurlement pour leur montrer ce que voulait dire le fait de mourir transpercé par une de ces énormes lances. C’était horrible à entendre, et, à cause de ses grimaces, horrible à regarder.
— Nous décidâmes de tout entreprendre pour aider notre peuple à défendre cet endroit, afin d’en faire un nouveau Nippon. Évidemment, nous ne perdions pas l’espoir de retourner un jour chez nous, notre vrai chez-nous. Et puis, quelques années plus tard, les Chinois revinrent. Non à bord de navires venus de la Porte d’Or, comme nous nous y attendions, mais par voie de terre, du nord, avec une immense armée. En avançant, ils construisaient des routes et des ponts, et ne parlaient que d’or, de l’or de nos collines. Une fois encore, les Nippons furent exterminés, comme des rats dans un grenier, chassés vers l’est ou le sud, où ils allaient, en titubant, se perdre dans de terribles montagnes, où seul un sur dix survécut.
» Une fois les rares survivants à l’abri dans les grottes et les ravines, je me promis que, si je pouvais les en empêcher, je ne verrais pas les Chinois s’emparer de l’île de la Tortue comme ils s’étaient emparés de la grande île du monde, à l’ouest. Je vécus donc parmi diverses tribus, apprenant leur langage, et, au fils des ans, je parvins à l’est, après avoir franchi de nombreux déserts et plusieurs montagnes immenses. Ces terres arides, de sable et de poussière, où pas un brin d’herbe ne pousse, sont si proches du soleil que tout y paraît brûlé, comme du maïs grillé, et crisse sous les pas. Quant aux montagnes, imaginez de gigantesques pics rocheux, où serpentent quelques canyons étroits. De l’autre côté de ces montagnes, au pied de leur versant est, s’étendent de vastes prairies herbeuses, comme celles que l’on trouve de l’autre côté de vos fleuves. De grands troupeaux de bisons y paissent en paix, fournissant aux tribus vivant là de quoi subsister. Elles migrent au nord, au sud, suivant les bisons dans leurs déplacements. Ces tribus ont beau ne manquer de rien, elles sont pourtant dangereuses, en lutte constante les unes avec les autres ; aussi fis-je très attention en traversant leurs terres. Je continuai vers l’est, jusqu’à ce que je tombe sur une bande de paysans, d’origine hodenosaunee, réduits à l’esclavage. Ils me parlèrent, dans un langage qui, à ma grande surprise, me parut tout de suite familier, et je compris alors, en les écoutant, que les Hodenosaunees étaient enfin les gens que je cherchais. La seule tribu capable de résister aux Chinois.