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» C’est pourquoi je vous ai cherchés, et suis venu ici, dormant dans des troncs creux, me faufilant de-ci de-là comme un serpent afin de mieux vous étudier. J’ai remonté l’Ohio et exploré le territoire alentour. J’ai sauvé une jeune esclave seneque, qui compléta mon vocabulaire, jusqu’au jour où nous fumes capturés par une bande de guerriers sioux. C’était à cause de la fille. Elle se battit si furieusement qu’ils furent obligés de la tuer. De même qu’ils étaient en train de me tuer, lorsque vous êtes arrivés, pour me sauver. Pendant qu’ils me torturaient, j’ai senti que des guerriers seneques allaient venir me secourir – d’ailleurs, ils étaient déjà là. Leurs yeux reflétaient la lumière du feu. Et pour finir, je suis ici, avec vous !

Il leva les bras et cria :

— Merci à vous, peuple de la Longue-Maison !

Il prit quelques feuilles de tabac dans sa blague, et les déposa délicatement dans le feu.

— Merci, Grand Esprit, Conscience Unique qui nous contient tous.

— Grand Esprit, répéta la foule en murmurant.

Delouest prit la longue pipe de cérémonie que lui tendait Grand-Front, et la bourra de tabac, en faisant très attention. Tout en tassant les brins avec son pouce, il continua son discours :

— Ce que j’ai vu de votre peuple m’a ravi. Partout ailleurs dans le monde, les canons font la loi. Les empereurs les pointent sur la tête des sachems, qui les pointent sur celle des guerriers, qui les pointent sur celle des paysans, et tous ensemble ils les pointent sur celle des femmes. Et seul l’empereur et quelques sachems ont leur mot à dire. La terre leur appartient, comme vos vêtements vous appartiennent. Quant aux gens, beaucoup sont des esclaves, d’une sorte ou d’une autre. Le monde entier contient peut-être cinq ou dix de ces empires, mais ce nombre diminue sans arrêt, puisqu’ils n’arrêtent pas de se battre entre eux. Et cela continuera, jusqu’à ce qu’un seul survive. Ils dominent le monde, mais personne ne les aime. S’il n’y avait pas ces canons, pointés sur la tête des gens, tous s’en iraient ou se soulèveraient. Ce n’est que violence des uns contre les autres, homme contre homme, et tous contre les femmes. Et malgré ça, leur population ne cesse de s’accroître, parce qu’ils ont des troupeaux, d’élans par exemple, dont ils tirent viande, lait, cuir. Ils élèvent des cochons, des sortes de sangliers, des moutons, des chèvres, des chevaux – pour les monter. Ils sont de plus en plus nombreux, plus nombreux que les étoiles, grâce à ces animaux et grâce à leurs légumes, comme vos trois sœurs, la courge, les haricots et le maïs, et une autre sorte de maïs qu’ils appellent riz, et qui pousse dans l’eau… Ils font pousser tellement de choses que dans chacune de vos vallées ils pourraient nourrir autant de personnes que tous les Hodenosaunees réunis. C’est la vérité, je l’ai vu de mes propres yeux. Sur votre île, déjà, cela a commencé. Sur la côte ouest, et peut-être même sur la côte est.

Il hocha gravement la tête en les dévisageant, fit une pause pour prendre un bout de bois enflammé dans le feu et allumer sa pipe. Puis il tendit la pipe au Gardien du Wampum, et continua, pendant que chaque sachem tirait une grande bouffée.

— Sachez que j’ai étudié les Hodenosaunees aussi attentivement que l’enfant regarde sa mère. J’ai vu comment les enfants sont élevés dans le respect du matriarcat et ne peuvent rien hériter de leur père, ce qui fait qu’aucun homme ne peut à lui seul accumuler trop de biens. Il n’y a pas, chez vous, de place pour les empereurs. J’ai vu comment les femmes arrangent les mariages et donnent leur avis sur chaque question, comment vos vieillards et vos orphelins sont pris en charge. Comment les nations sont divisées en tribus, liées les unes aux autres de telle sorte que tous sont frères et sœurs d’une même ligue, la trame et la chaîne. Comment les sachems sont choisis par tous, même par les femmes. Comment, si par malheur un sachem venait à commettre une mauvaise action, il était renvoyé. Comment leurs fils ne sont en rien des personnes spéciales, mais des hommes comme les autres, qui attendent de se marier, et d’avoir eux-mêmes des garçons, qui s’en iront, et des filles, qui resteront, jusqu’à ce que chacun ait trouvé sa voie. J’ai vu comment cette façon de mener ses affaires apportait la paix à la Ligue. C’est le meilleur système que l’homme ait jamais inventé.

Il leva les mains, comme pour faire une offrande. Il bourra de nouveau la pipe, la ralluma et souffla un filet bleuté dans la colonne de fumée qui montait du brasier. Il nourrit le feu en y mettant d’autres branches, et donna la pipe au sachem à côté de lui, Peur-au-Ventre – qui effectivement, en cet instant, semblait bien mériter son nom. Comme les Hodenosaunees appréciaient autant un bon orateur qu’un bon guerrier, ils l’écoutaient tous, très attentivement.

— Oui, le meilleur des gouvernements, continua Delouest. Mais regardez-vous : votre île regorge de tant de nourriture que vous n’avez pas besoin de fabriquer d’instruments pour exploiter la terre. Vous n’avez pas non plus de métal, ni d’armes de métal. D’ordinaire, voici comment cela arrive : il faut creuser profondément la terre, pour trouver de l’eau. Mais vous, pourquoi creuseriez-vous ? Vous n’en avez pas besoin : il y a des lacs et des rivières partout. Et c’est ainsi que vous vivez.

» Malheureusement, les habitants de la grande île se sont battus pendant bien trop de générations, ils ont fabriqué tellement d’armes et d’outils, et ils sont prêts à traverser les océans, des deux côtés de votre île, pour vous envahir. D’ailleurs, ils sont là. Ils viennent comme des biches chassées par les loups. Ils sont à l’est, derrière Par-delà-l’Ouverture. Ce sont les habitants de l’île située à l’opposé de celle d’où je viens. Ils arrivent, se déployant de par le vaste monde !

» Et il en arrivera toujours ! Laissez-moi vous dire ce qui va se passer, si vous ne faites rien pour défendre cette île, votre île. Ils viendront, et ils bâtiront d’autres forts, sur la côte. Ils ont déjà commencé. Ils commerceront avec vous, échangeront des vêtements contre des fourrures. Des vêtements ! Des vêtements contre cette terre, comme si c’était un vêtement ! Quand vos guerriers se rebelleront, ils vous tueront avec leurs fusils, et vous ne pourrez leur résister longtemps, quel que soit le nombre que vous parviendrez à en tuer, parce qu’ils sont aussi nombreux que les grains de sable de la plus longue de vos plages. Ils vous submergeront, comme les eaux du Niagara.

Il s’arrêta un bref instant, de façon à laisser cette image faire son effet.

— Mais il peut en être autrement, fit-il en levant les mains. Un peuple aussi grand que les Hodenosaunees, avec ses femmes sagaces et ses guerriers avisés, une nation pour laquelle chacun serait heureux de se sacrifier s’il le fallait, comme on se sacrifie pour sa famille – ce peuple peut apprendre à résister aux empires, puisque seuls les empereurs croient aux empires.

» Comment faire ? demandez-vous. Comment empêcher les chutes du Niagara de nous tomber dessus ?

Il fit encore une pause, bourrant une nouvelle fois sa pipe, rajoutant des feuilles de tabac dans le brasier. Il fit passer la pipe de l’autre côté du cercle des sachems.