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Alors commence la chaîne.

Lui de jour en jour, regarde de plus en plus les autres femmes : de jour en jour, il sent poindre en son cœur des soupçons de désirs nouveaux, des chatouillements de passions à naître. De jour en jour il comprend davantage que l’âme n’est jamais satisfaite, que la beauté a des manifestations sans nombre, que le charme de la vie est dans le changement et la variété.

Mais, elle, de jour en jour s’attache davantage, comme une plante qui pousse en un sol nouveau. Ses baisers sont des racines qui s’enfoncent de plus en plus. Elle aime ! Elle s’est donnée, toute, s’est enfermée, murée dans son amour. Son existence n’a plus d’autre horizon, sa pensée d’autre aspiration, toute sa personne d’autre besoin que d’être aimée !

C’est la chaîne, la servitude involontaire, qui commence. C’est la litanie des paroles tendres, enfantines et ridicules : « Mon rat, mon chat, mon gros loup, mon adoré. » – La persécution de la tendresse. Elle avait parlé de caprice ! Ah ! bien, oui !

Il veut rompre, il essaye timidement. Mais allez-vous-en rompre avec une femme qui vous adore, qui vous martyrise d’attentions, qui vous torture de prévenances, une femme dont l’unique souci est de vous plaire. Rompre ! Plus souvent ! La chaîne est solide ; on ne la casse pas ainsi, on la traîne. L’affection de l’une augmentant toujours, et celle de l’autre diminuant sans cesse, ils en arrivent à faire comme deux musiciens jouant ensemble, dont l’un accélérerait peu à peu son mouvement, tandis que l’autre ralentirait le sien.

Un proverbe a dit : « La femme est comme votre ombre ; suivez-la, elle vous fuit ; fuyez-la, elle vous suit. » Ce proverbe est d’une éternelle vérité. Avec son instinct d’amoureuse, elle devine que vous l’abandonnez, et elle s’acharne, se cramponne à vous.

Tous les jours recommencent les questions harcelantes et intempestives, auxquelles il est impossible de répondre :

— Tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?

— Mais, oui.

— Répète-le-moi, j’ai besoin de l’entendre !

— Mais puisque je te le dis !

— C’est bien vrai, ça, que vous m’aimez encore un peu, gros méchant ?

— Oui.

— Promets-moi que tu ne me trompes pas ?

— Non.

— Quoi, non ?

— Je ne te trompe pas.

— Tu me le jures ?

Eh ! Parbleu, oui, il le jure. Que voulez-vous qu’il fasse ? Et les femmes les plus intelligentes, à ce moment psychologique, répètent invariablement ces séries d’interpellations aussi inutiles que maladroites.

Le nœud gordien est là, indénouable.

Deux solutions se présentent, toujours les mêmes :

Ou bien, de scène en scène, on arrive au combat final, au vrai combat ; aux gifles odieuses, aux coups déshonorants pour l’homme ; car celui qui lève la main sur une femme, pour n’importe quel motif, en quelque occasion que ce soit, n’est jamais qu’un pleutre, un goujat et une brute ;

Ou bien, il disparaît, lui, il s’éclipse, introuvable. Mais alors elle le cherche, acharnée, exaspérée, et quand elle le rencontre adorant une autre dans tout l’emportement d’une ardeur nouvelle, elle s’embusque au coin d’une rue, la fiole de vitriol à la main...

Voilà pourquoi, au lieu de nous faire des traités de morale qui ne servent à personne, ou des traductions d’Horace en vers français, il serait infiniment plus pratique de nous offrir un manuel raisonné de l’art de rompre. S’il est vrai (et c’est mon avis) que la gourmandise et l’amour soient les deux passe-temps les plus délicieux que nous ait donnés la nature, je ne vois pas pourquoi un philosophe subtil ne nous offrirait point le traité que je réclame, de même qu’on nous a présenté des collections de menus savants et des recettes de tout genre pour la satisfaction de notre palais.

J’en appelle à tous ceux qui font de l’amour la plus douce occupation de leur vie. La séparation n’est-elle pas le problème le plus redoutable proposé à leur intelligence et, toujours, le plus insoluble pour un galant homme ?

Jusqu’ici je n’entrevois qu’une solution que j’indique avec timidité, parce qu’elle n’est peut-être pas à la portée de tout le monde.

Quand on en a assez d’une femme, eh bien... eh bien, on la garde. – « On la garde, direz-vous ; mais la suivante ... ? » – On les garde toutes, monsieur.

Les inconnues

(Le Gaulois, 13 février 1881)

C’est mardi que sera mise en vente la correspondance de Mérimée. On parle déjà de cet événement, et les admirateurs encore nombreux de cet écrivain au talent correct et froid attendent peut-être quelques révélations comme celles contenues dans ce volume si commenté, si discuté : les Lettres à une inconnue. Leur curiosité sera trompée sans doute : les lettres nouvelles que nous allons lire n’ont, nous affirme-t-on, aucun caractère de galanterie mystérieuse.

Mérimée n’est pas le seul que les Inconnues aient poursuivi ; chaque homme de lettres a les siennes, et ce serait un livre vraiment curieux si on racontait les intrigues, drames et désillusions qui ont résulté des petites lettres parfumées, à l’écriture déguisée, apportées un beau matin par le facteur à tous nos écrivains vivants et célèbres. J’en sais qui ont reçu des photographies, fort jolies, de Russie, de Suède et d’Italie. J’en sais deux qui se sont mariés à la suite d’une correspondance anonyme ; j’en sais un qui est devenu amoureux fou d’une femme qu’il n’a jamais vue ; j’en sais un autre qui fait tranquillement des collections d’Inconnues comme on fait des collections d’insectes. Celui-là a la vogue ; les lettres abondent chez lui, car les Inconnues vont presque toujours au même, comme les papillons se posent sur une seule fleur de préférence.

Il y a deux familles principales d’Inconnues, mais chacune de ces familles se divise elle-même en plusieurs branches.

La famille la plus nombreuse et la plus intéressante est celle des « Inconnues de province ».

L’autre : « Inconnues de Paris », est moins précieuse en général.

Je passe à dessein les « Inconnues de l’étranger », qui ne sont le plus souvent que des toquées, des intrigantes, ou des Anglais mâles, amateurs d’autographes.

L’Inconnue de province a deux types principaux. C’est d’abord la petite femme rêveuse, intelligente, une sorte d’Emma Bovary supérieure, qui, mariée à quelque bourgeois honnête et médiocre, veut lui rester fidèle, mais ébauche platoniquement, avec un homme supérieur, le roman secret de sa vie. Elle vide son cœur en ses lettres, s’exalte, s’attendrit, aime de l’âme ce correspondant illustre qui veut bien répondre à ses expansions, à ses appels, à ses élans vers un bonheur idéal.

L’autre Inconnue de province est la demoiselle de compagnie des châteaux nobles, qui cherche le placement de ses exaltations littéraires, et une conquête, si C’est possible. Celle-là profitera de son prochain voyage pour aller sonner à la porte du grand homme. Elle porte, en attendant, ses lettres comme un trésor, et regarde avec mépris les pauvres êtres dont elle mange le pain.

Les vieilles demoiselles sont aussi pour beaucoup dans le recrutement des Inconnues de province. Ce ne sont point les moins intéressantes, et un célèbre écrivain, mort dernièrement, est resté toute sa vie en correspondance avec une charmante fille à cheveux blancs, qu’il n’a point connue autrement que par la description qu’elle lui envoya d’elle-même. C’est dans ces lettres-là qu’on touche aux mystères profonds des existences lamentables, aux tortures de ces cœurs de femme séchés sans amour, à toutes les misères intimes des vies solitaires et désolées.