— Si les fugitifs sont protégés par le gouvernement, demanda Farkas, comment vous y prenez-vous pour les traquer ?
— Il y a toujours des moyens. Tout le monde connaît quelqu’un qui sait quelque chose sur quelqu’un d’autre. Ici les renseignements s’achètent tout comme la compassion.
— Le Generalissimo ? demanda Farkas, l’air étonné.
— Ses fonctionnaires, parfois. Il faut être très prudent. C’est important, car des vies sont menacées. Il y a aussi des courriers qui ont des renseignements à vendre. Nous savons tous des tas de choses que nous sommes censés ignorer.
— Je suppose que, toi, tu connais de vue de nombreux fugitifs.
— Quelques-uns, répondit Juanito. Vous voyez cet homme, assis près de la fenêtre ? Je ne sais pas si vous le voyez, reprit-il après une hésitation. Pour moi, il a une soixantaine d’années, il est chauve, de grosses lèvres, pas de menton…
— Je le vois, oui. Pour moi, il ne ressemble pas tout à fait à ça.
— Je m’en doute ! Eh bien, ce type-là, il a monté une escroquerie dans un des dômes de Luna. Il a vendu un paquet d’actions bidon pour un programme off-shore qui n’existait pas, pour cinquante millions de dollars Capbloc. Il paie très cher pour vivre ici. Et l’autre, là-bas… Vous le voyez ? Avec la blonde ?… Lui, il a détourné des fonds. C’est un as de l’informatique qui a raflé presque tout le capital d’une grosse banque de Singapour. Et l’autre, avec la moustache – vous le voyez ? –, il se faisait passer pour le pape. Incroyable, non ? Eh bien, à Rio de Janeiro, tout le monde y a cru !
— Attends un peu, le coupa Farkas. Comment puis-je être sûr que tu n’inventes pas tout ça ?
— Vous ne pouvez pas, répondit tranquillement Juanito. Mais je n’invente rien.
— Alors, comme ça, tu me dévoiles gratuitement l’identité de trois fugitifs ?
— Ce ne serait pas gratuit si c’étaient des gens que vous recherchiez.
— Et si c’était le cas ? Si je faisais seulement semblant de rechercher Wu Fang-shui pour donner le change ?
— Mais vous ne recherchez aucun de ces trois-Là, répliqua Juanito avec une pointe de dédain. Je le saurais.
— C’est vrai, reconnut Farkas, ils ne m’intéressent pas.
Il but une gorgée de son verre qui contenait une boisson verdâtre, trouble et sucrée.
— Comment se fait-il que ces hommes n’aient pas mieux réussi à dissimuler leur identité ? reprit-il.
— Ils croient l’avoir fait, répondit Juanito.
Découvrir une piste était une opération de longue haleine et coûteuse. Juanito laissa Farkas parcourir les rayons de la station orbitale pour aller prendre contact avec ses sources d’information habituelles : les amis de son père, certains de ses collègues et même des gens du siège du Parti de l’Unité, l’organisation de masse d’El Supremo, où il n’était pas difficile de trouver quelqu’un qui savait quelque chose et était disposé à monnayer ses renseignements. Juanito resta prudent, se contentant de dire qu’il cherchait un Chinois d’un certain âge. Personne ne lui demanda ce qu’il voulait à ce Chinois. On ne posait pas ce genre de question. Il pouvait y avoir une multitude de raisons, d’un contrat sur sa personne à la remise du gros lot d’un million de dollars Capbloc, gagné l’année précédente au New Yucatan, au tirage d’une loterie. Sur Valparaiso Nuevo, personne ne cherchait à connaître les raisons. Tout le monde acceptait les règles : les affaires de chacun étaient strictement personnelles.
Un homme du nom de Federigo, un ancien camarade du père de Juanito à l’époque du Costa Rica, connaissait une femme qui connaissait un homme dont le compagnon, castré, avait appartenu à quelqu’un de haut placé au département du Recensement. Il fallait arroser tout le monde, mais, après tout, c’était l’argent de Farkas ou, qui mieux est, celui de Kyocera-Merck. À la fin de la semaine, Juanito avait obtenu l’accès au fichier d’immigration stocké sur mégapuces dorées, quelque part dans les profondeurs du moyeu. Les données informatiques ne fourniraient assurément pas le numéro de téléphone de Wu Fang-shui, mais ce qu’elles pouvaient apprendre à Juanito – ce qui se produisit après avoir déboursé huit cents callaghanos –, c’était le nombre d’individus d’origine chinoise vivant sur Valparaiso Nuevo et la date de leur arrivée.
— Il y en a dix-neuf en tout, annonça-t-il à Farkas. Onze d’entre eux sont des femmes.
— Et alors ? Ce n’est pas une affaire de changer de sexe.
— C’est vrai, mais toutes les femmes ont moins de cinquante ans. Le plus âgé des hommes n’a que cinquante-deux ans. L’arrivée du premier sur Valparaiso Nuevo remonte à neuf ans.
Cela ne sembla pas perturber Farkas.
— Tu crois que cela suffit pour tous les éliminer ? Pas moi. On peut changer d’âge aussi facilement que de sexe.
— Oui, mais, à ma connaissance, on ne peut pas changer sa date d’arrivée. Et vous avez dit que votre Wu Fang-shui est arrivé il y a quinze ans. À moins que vous n’ayez fait erreur, il ne peut pas être l’un de ces Chinois. À mon avis, votre Wu Fang-shui, s’il n’est pas déjà mort, a choisi un autre mélange racial.
— Il n’est pas mort, dit Farkas.
— Vous en êtes certain ?
— Il était encore vivant il y a trois mois et en relation avec sa famille restée sur la Terre. Il a un frère à Tachkent.
— Merde ! fit Juanito. Vous n’avez qu’à demander à son frère sous quel nom il vit ici.
— Nous l’avons fait. Sans pouvoir obtenir le renseignement.
— Vous n’avez qu’à insister.
— Nous avons trop insisté, fit Farkas. Nous n’obtiendrons plus le renseignement. En tout cas, ce n’est pas lui qui nous le fournira.
Juanito fit sa petite enquête sur les dix-neuf Chinois, juste pour être sûr. Cela ne lui coûta pas grand-chose, ne prit pas beaucoup de temps, et il y avait toujours la possibilité que le docteur Wu eût réussi à falsifier son dossier d’immigration. Mais ses recherches furent vaines.
Juanito en dénicha six d’un coup, qui jouaient à un de leurs jeux chinois dans un club de la cité de Havana de Cuba, Rayon B. Ils continuèrent à rire en avançant leurs petits pions de porcelaine tandis que Juanito les observait. Ils ne se conduisaient pas comme des sanctuarios. Il y avait toujours une certaine nervosité chez un sanctuario, une circonspection jamais très loin de la surface. Tout le monde n’était pas venu s’établir à Valparaiso Nuevo pour échapper à la justice ; la plupart des résidents, mais pas tous. Ceux-là donnaient l’impression d’un groupe de commerçants chinois prospères, passant un bon moment à une table de jeu. Juanito prit le temps de s’assurer qu’ils étaient tous plus petits que lui, ce qui signifiait soit qu’ils n’étaient pas le docteur Wu, assez grand pour un Chinois, soit que le chirurgien avait accepté de se faire raccourcir les jambes de quinze centimètres afin de mieux brouiller les pistes. C’était possible, mais peu vraisemblable.
Les treize autres Chinois étaient bien trop jeunes ou trop féminins, trop ceci, trop cela, pour que le doute fût permis. Juanito les raya tour à tour de sa liste. De toute façon, il n’avait jamais cru que Wu serait encore chinois.
Il poursuivit ses recherches. Toutes les pistes, l’une après l’autre, s’achevèrent en cul-de-sac. Il commençait à penser que le docteur Wu, ayant sans doute appris qu’un homme sans yeux le recherchait, s’était terré quelque part ou avait même quitté Valparaiso Nuevo. Juanito paya un ami travaillant à l’astroport pour qu’il vérifie sur les manifestes si le nom de Wu figurait sur les listes des passagers au départ. Cela ne donna rien. Puis quelqu’un lui rappela que, dans la cité et les faubourgs d’El Mirador, Rayon D, vivait une colonie de réfugiés, des durs de durs, installés de longue date, détestant que l’on se mêle de leurs affaires. Juanito alla voir. Comme on savait qu’il était le fils d’un réfugié assassiné, on ne lui chercha pas noise ; il serait assurément le dernier à traquer un fugitif.