— Non ?
— Kyocera les indemnisera.
— C’est chouette, fit Carpenter. Je suis très content pour toi, Nick. Va-t’en donc et occupe-toi de tes travaux génétiques. Fais ce qui doit être fait. Prépare la nouvelle espèce humaine, qui pourra respirer du méthane et boire de l’acide chlorhydrique. Fais-le, Nick. Toi et le docteur Wu.
— Je n’ai pas parlé avec Wu. Il est encore là-haut, sur Cornucopia, à ligaturer l’équipage du vaisseau interstellaire.
— Cornucopia ?
— Le satellite de recherches de Kyocera. Juste à côté de la station qui…
— Oui, coupa Carpenter. Oui.
Ils gardèrent un moment le silence.
— Quelle saloperie ! Valparaiso Nuevo…
— Oui.
— Isabelle n’arrive absolument pas à s’en remettre. Jolanda était sa meilleure amie.
— Je sais, fit Carpenter. Quelle vitalité chez cette femme ! Je ne peux pas croire que…
— Non. Moi non plus.
— J’ai vu le satellite exploser. J’étais dans la navette, j’ai regardé et j’ai pensé à Jolanda, Enron, Davidov. Aux milliers d’autres. Mais surtout à Jolanda. Jolanda. Jolanda.
— N’en parle pas, Paul. N’y pense plus.
— Bien sûr.
— Tu es certain de ne pas vouloir boire quelque chose ? reprit Rhodes.
— Écoute, si tu as envie de prendre…
— Pas moi. Toi.
— Je n’ose pas toucher à l’alcool. J’ai eu une overdose d’hyperdex, quand j’étais là-haut. C’est ce qui m’a sauvé la vie, mais mon système nerveux est détraqué pour un bon bout de temps.
— D’hyperdex ? Qui t’a sauvé la vie ?
— C’est une longue histoire, fit Carpenter. Farkas a décidé qu’il était obligé de me tuer, mais Jolanda m’avait averti et m’avait donné quelques comprimés, si bien que… Et merde ! Merde, Nick ! Je n’ai pas envie de parler de ça !
— N’en parle pas.
C’était insupportable de voir Carpenter dans cet état d’hébétude, une coquille vide, une épave. Mais il avait traversé de si rudes d’épreuves, l’affaire des naufragés, son licenciement, le voyage à Chicago, l’explosion du L-5…
Ils retombèrent dans le silence. Le propre d’une amitié de si longue date, se dit Rhodes, est que, lorsqu’il est préférable de se taire plutôt que de dire quelque chose, on peut se contenter de garder le silence. Et l’autre comprend.
Mais, au bout d’un moment, il lui fut impossible de prolonger ce silence.
— Alors, Paul ? demanda-t-il doucement. Que vas-tu faire ? As-tu une idée ?
— Oui.
Rhodes attendit.
— Je vais repartir dans l’espace, dit Carpenter. Il faut que je parte d’ici. La Terre est foutue, Nick. Elle l’est pour moi, en tout cas. Il ne me reste plus que toi. Et Jeanne, sans doute, mais je ne peux pas vraiment compter sur elle. Et, comme je ne tiens pas à mettre la pagaille dans sa vie plus que je ne l’ai fait, le mieux est de la laisser tranquille. Je ne veux pas rester ici et regarder les choses aller de mal en pis.
— Cela ne durera pas, affirma Rhodes. Nous allons arranger cela. Ou plutôt nous allons arranger l’humanité pour lui permettre d’affronter l’avenir.
— Très bien, Nick. Fais de ton mieux et augmente ton pouvoir. Quant à moi, il faut que je m’en aille.
— Sur quelle station orbitale comptes-tu aller ?
— Pas une station. Plus loin.
— Je ne comprends pas, dit Rhodes. Mars ? Ganymède ?
— Encore plus loin, Nick.
Rhodes fut d’abord totalement déconcerté. Puis, petit à petit, les paroles de Carpenter s’ordonnèrent dans sa tête et il entrevit la réponse.
— Le voyage interstellaire ? s’écria-t-il, incrédule.
Carpenter acquiesça de la tête.
— Mais, pourquoi, bon Dieu ? Les L-5 ne sont pas assez loin pour toi ?
— Pas du tout. Je veux partir aussi loin qu’il est possible de le faire, et même encore plus loin. Je veux disparaître. Me purger de tout ce qui s’est passé. Tout recommencer.
— Mais comment feras-tu ? Le projet de vaisseau…
— Tu peux le faire pour moi. Tu peux m’y faire entrer. C’est un projet Kyocera, Nick. Dès lundi prochain, tu seras un scientifique de très haut niveau chez Kyocera.
— Bon, c’est vrai, fit Rhodes, interloqué. Je suppose… Oui, j’aurai une certaine influence. Mais ce n’est pas à cela que je pensais.
— À quoi pensais-tu ?
— Tu veux vraiment faire partie de l’équipage ? demanda-t-il après une hésitation.
— Oui. Ce que j’ai dit n’était pas clair ?
— Eh bien, dans ce cas, fit Rhodes. As-tu bien réfléchi, Paul ? Les yeux…
— Oui. Les yeux.
— Tu veux être transformé en une sorte de monstre, comme Farkas ? poursuivit Rhodes.
— Je veux foutre le camp, très loin, répondit Carpenter. Pour moi, c’est l’essentiel. Tout le reste est accessoire. D’accord, Nick ? Tu as compris, maintenant ? Bien. Très bien. Je veux que tu m’aides. Que tu uses de ton influence pour moi. Pistonne-moi comme tu ne l’as jamais fait pour personne.
Il y avait de la passion dans le contenu de ce qu’il disait, remarqua Rhodes, mais pas dans sa voix. On eût dit quelqu’un qui parlait dans son sommeil : sa voix n’avait ni timbre ni émotion, elle était calme à faire peur. Rhodes en fut effrayé.
— Je vais voir ce que je peux faire, s’entendit-il dire.
— Oui, je t’en prie, fit Carpenter avec son sourire spectral. C’est le mieux, Nick.
— Si tu le penses.
— Je le pense. Je le sais. Tout finit toujours par s’arranger, Nick. Toujours.
29
Bien calé dans son arceau d’apesanteur, Carpenter regardait le satellite Cornucopia, décrivant son orbite, qui venait d’apparaître juste devant la navette. Il se sentait merveilleusement calme. Comme un marin au sortir de la plus effroyable des tempêtes, qui vogue sur une mer d’huile, lisse comme un miroir.
Tout était arrangé. Nick Rhodes s’était chargé de tout : notifier aux autorités de Kyocera qu’il avait un candidat pour prendre dans l’équipage du vaisseau interstellaire la place rendue vacante par le décès de Farkas, faire comprendre qu’il espérait que ses nouveaux employeurs accorderaient toute leur attention à cette candidature. Puis faire en sorte que Paul Carpenter, l’ancien employé de Samurai, se trouve miraculeusement en position de décrocher la timbale, malgré toutes les difficultés que cela comportait, l’aider au long des entretiens et toutes les étapes suivantes. Enfin, l’expédier à Cornucopia où l’équipage au complet était préparé pour son extraordinaire voyage.
— Regardez ! lança quelqu’un, de l’autre côté de l’allée. Voilà la station qui a explosé. Regardez les débris !
Carpenter ne tourna pas la tête. Il savait qu’il y avait une gigantesque pagaille dans toute la zone des L-5, que des fragments épars de Valparaiso Nuevo s’étaient mis sur orbite un peu partout, que des équipes de nettoyage récupéreraient des corps pendant encore plusieurs mois et s’efforceraient de détourner les débris les plus volumineux de leur trajectoire, afin de les diriger vers le soleil, avant que leur orbite ne décline et ne les précipite sur la Terre. Mais il ne voulait pas voir cela.
Il préféra tourner la tête de l’autre côté. Derrière lui, en baissant les yeux, à sa manière de Terrien, vers la planète mère.
Comme elle était belle !
Une boule parfaite, d’un bleu éclatant, marbrée de bandes blanches. Les blessures infligées par l’homme étaient invisibles. Impossible de percevoir, à cette altitude, la laideur sordide, la ruine, la pollution. Les nouvelles zones désolées, désertiques, là où, quelques générations plus tôt, s’étendaient des régions agricoles fertiles, les forêts de moisissure humide envahissant les sites des cités abandonnées, les côtes submergées, les agrégats de déchets en mer, les taches de couleur de l’air empoisonné, les interminables et sinistres kilomètres de terres noircies, desséchées qu’il avait traversées avec fébrilité sur la route de Chicago. Non, la vue qu’il avait d’où il était, au-delà de la stratosphère, était véritablement superbe.