Mais il avait perdu le contrôle de la situation.
Jolanda, qui semblait tout à fait capable de soutenir simultanément et sans la moindre difficulté trois ou quatre opinions contradictoires, venait de mettre un nouveau sujet sur le tapis. Les deux femmes se lancèrent dans un interminable échange de vues avec Enron, entre elles, sur l’environnement, sur l’avenir. Carpenter, qui avait le sentiment d’observer la scène de très haut, dut se retenir pour ne pas éclater de rire. Elles enfourchaient avec ardeur leurs dadas politiques tandis que Rhodes, qui continuait de vider verre sur verre, s’enfonçait dans une sorte d’hébétude, sans être véritablement ivre – mais cela lui arrivait-il jamais ? –, le regard vitreux, détaché, absent. Enron suivait la conversation en ouvrant des yeux horrifiés et commençait à comprendre que cette soirée ne lui apporterait rien.
Carpenter plaignait Rhodes d’être lié à cette Isabelle à la dent dure et aux idées embrouillées ; pauvre vieux Nick, tombé encore une fois sur une mégère ! Il n’était pas loin de plaindre aussi l’Israélien. Ce que le journaliste avait espéré tirer de Rhodes était maintenant noyé dans des flots d’une âpre et brumeuse discussion. Il était près de minuit. L’Israélien fit une dernière tentative pour arracher à Rhodes des détails sur les modifications génétiques sur lesquelles travaillait son laboratoire, mais Rhodes, le cerveau embrumé par l’alcool, ne put lui fournir que quelques propos vagues sur la restructuration des systèmes respiratoire et circulatoire.
— Oui, mais comment ? Comment ?
Enron insistait, répétait sa question, sans obtenir de réponses cohérentes. Il n’y avait rien à espérer.
Furieux, l’Israélien demanda l’addition qu’il régla avec son terminal flexible et tout le monde sortit dans la nuit poisseuse, la démarche mal assurée.
Malgré l’heure tardive, le ciel semblait émettre des pulsations tangibles de chaleur de haut fourneau. Une sorte de brouillard chimique s’était abattu sur Sausalito, une masse dense et âcre qui sentait le vinaigre, avec un arrière-goût de moisi et de désinfectant. Carpenter regretta de n’avoir pas emporté son masque.
Il ne parvenait pas à chasser de son esprit la conversation du dîner. Pauvre planète condamnée ! Il avait l’impression de voir toute l’histoire de l’humanité se dérouler devant lui : le monde du néolithique, les petites fermes et les hameaux, Babylone et l’Égypte, la Grèce et Rome, Byzance, l’Angleterre élisabéthaine et le Roi-Soleil. Tous ces efforts, cette laborieuse progression depuis les origines, et à quoi cela avait-il abouti ? À une civilisation si avancée qu’elle avait réussi à rendre invivable son propre environnement. Une espèce si intelligente qu’elle avait inventé une infinité de moyens ingénieux pour souiller son propre nid.
Résultat : la saleté, la pollution, la chaleur, les poisons dans l’atmosphère, les métaux dans l’eau, les trous dans la couche d’ozone, le monde devenu un éden dévasté…
Et merde ! Quel merveilleux accomplissement ! Une seule espèce de singe évolué avait saccagé toute une planète !
Pendant qu’ils attendaient la voiture au bout de la jetée du restaurant, Carpenter s’approcha de Rhodes.
— Je peux conduire, Nick, fit-il d’une voix douce, si tu ne t’en sens pas capable.
— Ça ira, répondit Rhodes qui n’avait pas l’air très solide sur ses jambes. Je laisserai la voiture se débrouiller seule et tout se passera bien.
— Comme tu voudras. Je suppose que tu pourras me déposer au Marriott après avoir reconduit Enron à son hôtel.
— Et Jolanda ?
— Quoi, Jolanda ? Elle habite à l’est de la baie, non ?
— Tu pourrais la laisser rentrer seule demain matin. Je suis sûr qu’elle n’y verrait pas d’inconvénient.
— Je n’ai absolument rien arrangé avec elle, Nick ! C’est à peine si nous avons échangé quelques mots de la soirée.
— Tu n’as pas envie d’elle ? C’est ce qu’elle attend, tu sais. Elle a été invitée pour toi.
— Cela signifie-t-il automatiquement que… ?
— Avec elle, oui. Elle serait très vexée. Bien sûr, je pourrais toujours lui expliquer que tu as fait vœu d’homosexualité depuis notre dernière rencontre ou inventer quelque chose et la reconduire ce soir à Berkeley, mais tu commettrais une erreur. C’est un coup génial. Qu’est-ce qui ne va pas, Paul ? Tu es fatigué ?
— Non. C’est juste… Et puis, tant pis ! Ne t’inquiète pas, je me conduirai en galant homme ! Tiens, voilà ta voiture !
Carpenter se retourna pour voir ce que faisait Jolanda. Elle se tenait au bord de l’eau, avec Enron, le regard fixé sur la traînée des lumières du pont traversant la baie en direction de San Francisco. Ils étaient si près l’un de l’autre qu’il vint aussitôt à l’esprit de Carpenter qu’il allait peut-être pouvoir se soustraire à ses obligations. Elle dépassait d’une demi-tête l’Israélien trapu et puissant, mais il lui chuchotait à l’oreille des choses intimes, d’un air pressant, et tout dans l’attitude de Jolanda indiquait qu’elle n’était pas insensible à ses paroles. Puis elle détourna son visage et lança un regard interrogateur à Carpenter qui comprit que les projets d’Enron ne concernaient pas la fin de la soirée.
Conformément au rituel de circonstance, Carpenter demanda donc à Jolanda si elle aimerait passer prendre un dernier verre à son hôtel ; elle acquiesça d’un signe imperceptible, avec un battement de paupières, et l’affaire fut réglée. Carpenter se sentit plutôt bête. Vaguement obscène aussi. Mais les dés étaient jetés : après tout, il aurait bien le temps de dormir seul quand il chercherait des icebergs en plein Pacifique.
Rhodes mit le pilotage automatique et le trajet jusqu’à San Francisco s’effectua sans encombre. Jolanda se blottit confortablement contre Carpenter, comme s’ils s’étaient préparés au fil des heures à cet accomplissement. Et si c’était vrai ? se dit Carpenter. Peut-être n’avait-il simplement rien remarqué ?
Quand la voiture s’arrêta devant l’hôtel d’Enron, une vénérable bâtisse néogothique de Union Square, l’Israélien prit la main de Jolanda avant de descendre, la garda un long moment dans la sienne et la baisa avec ostentation.
— J’ai passé une merveilleuse soirée, déclara-t-il. J’aurais le plus grand plaisir à vous revoir.
Il remercia Rhodes et même Isabelle, salua Carpenter d’une inclination de tête et s’éloigna d’un bond.
— Un homme remarquable, murmura Jolanda. Pas vraiment aimable, mais tout à fait remarquable. Et si dynamique. Une telle maîtrise des problèmes planétaires. Je trouve que les Israéliens sont des gens fascinants, pas vous, Paul ?
— Prochain arrêt : Marriott Hilton, annonça l’ordinateur de la voiture.
À l’avant, Rhodes semblait s’être endormi, la tête sur l’épaule d’Isabelle. Carpenter n’avait absolument pas sommeil, mais ses yeux étaient irrités et douloureux, à cause de l’air, des tensions de la soirée, de l’heure avancée. Il se doutait qu’il ne pourrait pas fermer l’œil de la nuit. Eh bien, ce ne serait pas la première, probablement pas la dernière non plus.
— Si nous laissions tomber le dernier verre ? fit Jolanda quand ils furent dans le hall du Marriott. Si nous montions directement ?
Arrivés dans la chambre de Carpenter, ils commencèrent à se déshabiller.
— Tu connais Nick Rhodes depuis longtemps ? demanda-t-elle.
— Une trentaine d’années, pas plus.
— Vous êtes des amis d’enfance ?
— Oui, à Los Angeles.
— Sais-tu qu’il t’envie terriblement ?
Elle lança ses sous-vêtements par terre, s’étira, inspira profondément, savourant sa nudité. Seins lourds, cuisses fortes, des fossettes partout, des flots de cheveux bruns bouclés : le type latin d’une sensualité torride. Voluptueuse. Attirante.