— Il m’envie ?
— Absolument. Il m’a longuement parlé de toi et m’a dit à quel point il admire ton indépendance intellectuelle, le fait que tu ne te sois pas laissé ligoter par toutes sortes d’entraves morales.
— Tu es en train de dire qu’il me trouve amoral ? demanda Carpenter.
— Il trouve que tu as l’esprit souple, ce n’est pas la même chose. Il admire ta facilité à t’adapter rapidement à des situations délicates, des problèmes moraux complexes. Il aimerait pouvoir le faire aussi aisément que toi au lieu de s’empêtrer constamment dans les difficultés. Toi, tu passes au travers de tout cela.
— Jamais je ne m’étais considéré comme un esprit aussi libre, fit Carpenter.
Il s’approcha d’elle et laissa courir sa main le long de sa colonne vertébrale. Elle avait une peau étonnamment douce. Il trouva cela très agréable. De plus en plus de gens se faisaient restructurer la peau pour lutter contre les craquelures morbides dues à la protection insuffisante de la couche d’ozone. En général, cela ne servait pas à grand-chose : le seul résultat était de leur donner l’aspect et la sensation d’un sac en lézard. Mais, au toucher, la peau de Jolanda Bermudez était celle d’une vraie femelle de l’espèce humaine. Carpenter éprouvait beaucoup de plaisir à la caresser. Et à sentir sous ses doigts l’élasticité de la chair.
— Nick est vraiment un grand homme, reprit-elle. Si intelligent, si réfléchi. Il se consacre totalement à sa tâche qui est de trouver une solution aux problèmes dramatiques qui menacent le monde ! Mais Isabelle lui en fait voir de toutes les couleurs.
— Je pense qu’il préfère les femmes qui lui mènent la vie dure.
— J’essaie de faire en sorte qu’elle ne le remarque pas, poursuivit Jolanda sans tenir compte de l’interruption, mais il m’arrive de ne pas être d’accord avec Isabelle quand elle condamne le programme de recherches de Nick. Même si je le reconnais à contrecœur, il n’y a peut-être pas d’autre issue. Même si je reste persuadée que l’émigration vers les satellites L-5 est sans doute notre meilleur choix, j’espère au fond de moi-même et je prie pour qu’il soit possible à notre espèce de rester sur la Terre. Pas toi ? La solution de Nick sera peut-être la seule voie à suivre, à supposer que nous ne trouvions pas le moyen de réparer les terribles dommages écologiques que nous avons causés. Les travaux de Nick…
Elle était en pleine forme, débordante d’énergie verbale. Carpenter se prit à redouter qu’elle ne se lance dans un nouveau laïus sur la nécessité de protéger la planète. C’est l’hyperdex, se dit-il : elle doit rester dans un état de surexcitation permanente. Il comprit qu’il allait devoir la baiser en légitime défense, pour se protéger de cette logorrhée. Avec une douceur insistante, il l’attira sur le lit et se nicha contre le corps à la peau douce et crémeuse, laissant courir ses mains sur les flancs et la poitrine, lui fermant la bouche d’un baiser. Cela se révéla un moyen fort efficace de changer de sujet.
9
Cornucopia, le satellite de recherches de Kyocera-Merck, se trouvait tout près de Valparaiso Nuevo, l’affaire de deux cents kilomètres. C’était l’un des points brillants parmi la multitude qui dansait dans l’espace, à proximité du L-5, l’une des innombrables méduses scintillant dans l’océan de ténèbres.
Farkas devait se rendre à Cornucopia pour recevoir les détails de sa prochaine mission ; de toute façon, il tenait à avoir une chance de s’entretenir avec le docteur Wu avant de quitter la zone des satellites. On le laisserait bien avoir une petite conversation avec Wu ; on lui devait bien cela. Mais, pour mettre toutes les chances de son côté, Farkas donna un caractère officiel à sa demande, comme s’il voulait apprendre de la bouche de Wu quelque chose qu’un autre service de K.M. lui avait demandé de découvrir. Les résultats seraient certainement meilleurs que s’il se contentait de solliciter une faveur personnelle.
Il attendit deux jours à Valparaiso Nuevo, pour leur laisser le temps d’installer correctement les nouvelles recrues. Puis il prit un billet pour Cornucopia, sur la navette de midi qui faisait quotidiennement la tournée des satellites habités circonvoisins.
Il n’y avait même pas à s’embarrasser d’un visa : accès limité au personnel autorisé. Pas question d’acquérir un billet à destination de Cornucopia sans motif légitime, d’ordre professionnel, et d’y être attendu. Même dans ces conditions, l’autorisation de quitter la navette n’était accordée à l’arrivée qu’après vérification de la liste des passagers et avec le consentement formel des autorités locales.
Un comité d’accueil attendait Farkas sur l’aire d’atterrissage : un petit homme et une grande femme. Pour Farkas, l’homme se présentait comme une suite de spirales jaunes disposées autour d’un cône vert renversé ; la femme avait la forme d’un grand pan vertical de tissu bleu, à la texture souple. Farkas ne comprit pas bien leur nom, mais cela n’avait pas d’importance. L’homme occupait un poste dans le domaine technique, de toute évidence pas très élevé ; la femme se présenta comme un cadre administratif Échelon Vingt. Farkas avait appris depuis longtemps que nul ne se donnait la peine de retenir le nom d’un Échelon Vingt.
— Un ordre de mission vous attend, monsieur Farkas, annonça sans préambule l’Échelon Dix. Il se trouve dans votre casier de logistique. Vous y avez accès de votre espace d’hébergement.
Elle semblait retenir difficilement un mouvement de recul devant l’étrangeté de ce visage.
— Merci, dit Farkas. J’ai également demandé un entretien avec le docteur Wu. Avez-vous des renseignements à ce sujet ?
L’Échelon Vingt tourna un regard hésitant vers le technicien.
— Paolo ?
— Affirmatif. Le sujet Wu doit être mis à la disposition de l’Expéditeur Farkas pour une entrevue, à la demande de ce dernier.
— Très bien, dit Farkas. J’en fais la demande. Sur-le-champ.
L’Échelon Vingt parut perturbé par tant de promptitude.
— Vous désirez voir le docteur Wu sur-le-champ ? Avant même d’être conduit dans votre chambre ?
— Oui, répondit-il. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Bien sûr, fit l’Échelon Vingt. Pas de problème, monsieur Farkas. Elle est dans un dortoir de sécurité et il me faudra faire une notification de visite. Mais c’est l’affaire d’une minute.
Elle, se dit Farkas. Bien sûr, pour ces gens-là, Wu était une femme. Il comprit qu’il lui faudrait reprogrammer la manière dont il pensait au chirurgien, afin d’éviter toute confusion.
L’Échelon Vingt s’était éloigné de quelques pas et s’affairait à entrer des codes sur un terminal. Il fallut un peu plus longtemps qu’elle ne l’avait affirmé pour voir Wu. Il y avait à l’évidence des complications. Mais elle arriva à ses fins.
— Si vous voulez bien me suivre, monsieur Farkas…
Cornucopia était très différente de Valparaiso Nuevo : austère, fonctionnelle, une structure purement industrielle, assemblage de traverses, de poutrelles et autres pièces de charpente nues. Même avec la vision aveugle, Farkas vit et perçut immédiatement la différence. Pas de fontaines sur Cornucopia, pas de cascades, pas de végétation luxuriante, pas de bananiers, juste le gros matériel austère de la Compagnie. Toutes sortes de recherches s’y poursuivaient. Il était plus économique de construire un satellite dans l’espace que d’essayer d’aménager sur la Terre un laboratoire d’une propreté satisfaisante. La pureté de l’air et de l’eau était indispensable à la recherche scientifique. Et il ne fallait pas oublier l’avantage de la pesanteur variable existant à bord d’un satellite, très utile, d’après ce que Farkas avait entendu dire, dans certains domaines de recherches.