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— Tout cela est si loin.

— Oui, près de quarante ans. Certains de ces fœtus sont devenus depuis des hommes, des adultes privés d’yeux. Mais vous devez avoir conservé quelques souvenirs. Dites-moi, docteur, avez-vous eu la moindre hésitation, le plus petit scrupule d’ordre moral avant de commencer à me charcuter dans le ventre de ma mère ? Un mouvement de répulsion sur le plan de l’éthique ? Ou de pitié, qui sait ?

— Je n’ai rien ressenti d’autre qu’une intense curiosité scientifique, répondit Wu, imperturbable. Je cherchais à apprendre des choses dont la découverte paraissait importante. C’est en se faisant la main que l’on apprend.

— Et en utilisant des victimes humaines.

— Des sujets humains, oui. C’était nécessaire : le génome de notre espèce est différent de celui des animaux.

— Certainement pas ! Ce n’est pas vrai ! Ou en partie seulement. En pratiquant vos expériences sur des fœtus de chimpanzés, vous auriez pu travailler sur un lot de gènes très voisin du nôtre. Vous le savez bien, docteur !

— Avec cette différence que des chimpanzés n’auraient pas été en mesure de nous décrire la nature des perceptions élargies auxquelles la vision aveugle permet d’accéder.

— Je vois. Pour cela, il vous fallait des humains.

— Absolument.

— Et vous aviez à votre disposition à Tachkent un stock de cobayes humains, grâce au chaos engendré par le Démembrement. Des humains pas encore nés, convenant à l’expérimentation génétique. Votre intense curiosité scientifique pouvait donc être assouvie et vous en étiez très heureux. Cependant, le souci de l’éthique médicale aurait pu vous pousser à demander aux mères des fœtus l’autorisation d’opérer. La mienne, par exemple, non seulement n’a jamais donné son accord, mais était de nationalité étrangère et bénéficiait de l’immunité diplomatique. Et pourtant…

— Que voulez-vous que je dise ? s’écria Wu. Que je vous ai fait subir quelque chose d’abominable ? Eh bien, oui ! Oui ! Je le reconnais. J’ai fait quelque chose d’abominable. J’ai profité d’une population sans défense, en temps de guerre. Vous voulez me faire dire que je suis un être malfaisant ? Que j’éprouve du remords ? Que j’accepte de mourir de votre main pour le crime commis contre vous ? Je reconnais que je suis malfaisant. Je suis bourrelé de remords. J’ai un affreux sentiment de culpabilité et je sais que je mérite un juste châtiment. Qu’attendez-vous ? Tuez-moi tout de suite ! Allez-y, Farkas, tordez-moi donc le cou et qu’on en finisse !

— Monsieur Farkas, glissa d’un ton embarrassé l’Échelon Vingt, debout près de la porte, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de poursuivre cette conversation. Il vaudrait peut-être mieux partir. Je peux vous conduire à votre chambre et…

— Encore une minute, dit Farkas en se retournant vers Wu qui s’était replongé dans un silence renfrogné.

— Vous ne pensez pas un mot de ce que vous venez de dire, n’est-ce pas ? Vous continuez aujourd’hui encore à croire que ce vous avez fait à Tachkent, à moi et à d’autres, est parfaitement justifiable au nom de la science toute-puissante et vous n’éprouvez pas l’ombre d’un remords. N’est-ce pas, docteur ?

— En effet, répondit Wu. Si c’était à refaire, je le referais.

— C’est bien ce que je pensais.

— Vous avez donc obtenu confirmation de ce que vous saviez déjà. Et maintenant, allez-vous me tuer ? Je crains que cela ne déplaise à vos employeurs.

— Non, répondit Farkas, je ne vais pas vous tuer, ni maintenant ni plus tard. J’avais seulement besoin d’entendre de votre bouche ce que vous venez de reconnaître. Mais il y a encore une chose que je veux vous entendre dire : retiriez-vous du plaisir de ce que vous faisiez ?

— Du plaisir ? répéta Wu, l’air totalement dérouté. Je ne faisais pas ça pour le plaisir. Le concept de plaisir m’était totalement étranger. Cela faisait partie de mes recherches, comprenez-vous ? Si je l’ai fait, c’est parce que je devais savoir si cela pouvait être fait. Mais sans qu’il soit question de plaisir ; ce mot est totalement déplacé.

— Le pur technicien s’adonnant à la recherche objective de la vérité.

— Rien ne m’oblige à supporter vos sarcasmes. Je vais demander de vous faire sortir.

— Mais je ne me moque pas de vous, rétorqua Farkas. Vous êtes un homme d’une grande intégrité, n’est-ce pas, docteur ? Si l’on définit ce mot comme la qualité de ce qui est parfaitement cohérent, une substance sans mélange, formant un tout. Vous êtes entièrement, totalement ce que vous êtes. C’est bien. Je vous comprends beaucoup mieux maintenant.

Wu demeura rigoureusement immobile ; il paraissait à peine respirer. Un cube luisant de métal noir monté sur un socle pyramidal de la couleur du cuivre.

— Il n’y avait pas la moindre dimension affective dans ce que vous m’avez fait. Vous n’en avez éprouvé aucune joie sadique. Comme vous l’avez dit, il y avait quelque chose à découvrir et vous avez simplement fait ce qu’il fallait pour obtenir vos réponses. Il n’y a donc aucune raison pour moi d’en faire une affaire personnelle. C’est bien cela ? À vos yeux, je n’ai jamais existé en tant que personne humaine ; je n’étais qu’une hypothèse pour vous. Un problème d’algèbre biologique, un défi intellectuel abstrait. Vouloir me venger de quelqu’un comme vous serait comme chercher à se venger d’un ouragan, d’un tremblement de terre, d’un glissement de terrain, de toute force impersonnelle de la nature. Ces catastrophes se produisent simplement, avec toutes leurs conséquences, mais il n’y a rien de personnel dans leur action et aucune raison d’être furieux d’en avoir été la victime. Mais on ne pardonne pas non plus à un ouragan, n’est-ce pas ? Le souvenir de ce qui s’est passé ne quitte jamais la victime. Pourtant, tout ce qu’elle peut faire, c’est reprendre ses esprits, se secouer, se dire qu’elle a eu la malchance d’être au mauvais endroit au mauvais moment et se remettre à vivre.

C’était peut-être le plus long discours que Farkas eût jamais prononcé. Il l’acheva d’une voix saccadée, à peine audible ; et il n’avait qu’une seule envie, s’en aller et se coucher.

Wu le regardait toujours du même air pétrifié. Farkas se demanda s’il comprenait. S’il éprouvait quelque chose.

— Très bien, fit-il, se tournant vers l’Échelon Vingt. J’ai terminé. Vous pouvez me conduire à ma chambre.

La chambre, une sorte de box de trois mètres de long sur une hauteur d’un mètre cinquante, laissait à peine la place de s’étendre et d’écarter les bras. Mais il n’avait pas envie d’autre chose dans l’immédiat.

Un signal lumineux clignotait, indiquant qu’un message codé l’attendait dans le compartiment des messages. Il en prit connaissance et découvrit qu’on le renvoyait illico à Valparaiso Nuevo. Pour enquêter sur des rumeurs de coup d’État, un complot visant à renverser le Generalissimo Callaghan.

Pas un mot à quiconque, précisait-on dans les instructions. Promenez-vous un peu partout, tendez l’oreille et informez-nous de ce qui se passe, s’il se passe quelque chose.

Le message ne mentionnait aucune source à l’origine de cette rumeur. La plus probable était le colonel Olmo qui, il ne fallait pas l’oublier, était l’homme de confiance de Kyocera-Merck à Valparaiso Nuevo. Mais pourquoi, dans ce cas, la Compagnie ne lui avait-elle pas ordonné, pour commencer, de prendre contact avec le colonel ? Ne faisait-elle plus confiance à Olmo, les rumeurs de coup d’État provenaient-elles d’une autre source ou bien tout simplement la main droite se fichait-elle éperdument de ce que faisait la gauche ? En tout cas, la théorie d’Olmo selon laquelle la Compagnie trempait dans le complot ne semblait guère avoir de fondement. Kyocera-Merck ne paraissait pas en savoir plus long que lui.