Выбрать главу

Le plus vraisemblable, conclut Farkas, c’est qu’il n’y avait pas de complot du tout, qu’il ne s’agissait que d’un nuage de désinformation répandu autour du système. Sinon, il existait bel et bien un projet ourdi en Californie du Sud par une poignée de conspirateurs qui, comme on l’avait dit à Olmo, n’étaient aucunement liés à une mégafirme. Possible, après tout. Une entreprise téméraire, mais qui, si elle était couronnée de succès, pouvait rapporter des milliards.

Farkas reprit la navette du matin à destination de Valparaiso Nuevo. Une nuée de courriers empressés s’agglutina autour de lui, dès son arrivée, mais il repoussa gentiment leurs offres de service et se rendit seul à l’hôtel San Bernardito, à Cajamarca, où il eut la chance de retrouver la chambre libérée la veille. Il aimait la vue de cette chambre qui s’ouvrait sur les étoiles. Et l’intensité de la pesanteur égale à celle de la Terre dont bénéficiait Cajamarca était très agréable pour sa musculature de Terrien.

Après une longue douche, il sortit flâner dans les rues.

Il se plaisait de plus en plus dans cet endroit et s’était bien habitué à son atmosphère. Tout cet air pur et vif, riche en oxygène qui, à chaque inspiration, donnait un coup de fouet. On pouvait s’enivrer avec cet air-là. Il l’aspirait à pleins poumons, s’amusait avec lui, essayait de l’analyser avec ses alvéoles, isolant chaque molécule de gaz carbonique, d’azote et d’oxygène.

Il avait conscience que cela pouvait rapidement devenir dangereux. Il ne serait pas facile, en revenant sur la Terre, de retrouver son air vicié et toxique. De reprendre l’existence d’un de ces dinkos qui se roulent dans la fange et respirent de la merde, comme le disaient les habitants des L-5 de ceux qui étaient condamnés à finir leurs jours sur la pauvre planète mère. Mais, dans l’immédiat, personne ne semblait pressé de le voir regagner la Terre.

Tant mieux. C’était une bonne chose. Qu’il prenne son temps, qu’il s’amuse, qu’il profite de ces petites vacances dans le cosmos. Qu’il mène une enquête minutieuse sur le prétendu complot contre le gouvernement du Generalissimo Callaghan.

Il connaissait un café très agréable à la limite extérieure de Cajamarca, pas loin de l’hôtel. Il était juste sous l’une des baies du bouclier, avec, cet après-midi-là, une vue extraordinaire sur la Terre et la Lune. Farkas choisit une table en terrasse, commanda un brandy et s’enfonça dans son siège pour siroter son verre. L’un des conspirateurs allait peut-être s’approcher de lui et proposer de lui vendre des renseignements utiles.

Bien sûr. Pourquoi pas ?

Il continua à déguster son brandy. Il attendit tranquillement. Personne ne proposa de lui vendre quoi que ce fût. Au bout d’un moment, il regagna sa chambre d’hôtel et mit de la musique douce. Il fit les subtils réglages mentaux qui équivalaient pour lui à fermer les yeux. Les derniers jours avaient été très chargés et il se sentait fatigué. Un peu de repos s’impose, se dit-il. Oui, oui. Assurément, un peu de repos s’impose.

10

L’invraisemblable enchevêtrement de structures d’acier du port d’Oakland s’étageait sur une quinzaine de niveaux. Sa plaque d’identification fixée sur la paume de sa main levée pour être présentée plus facilement au laser de tous les scanners qu’il rencontrait en chemin, Carpenter passa d’un niveau à l’autre, monta et redescendit, suivit les instructions impérieuses de voix métalliques invisibles, jusqu’à ce qu’il finisse par déboucher sur le front de mer, devant les flots miroitant en plein midi, sous une brume de chaleur d’un vert vif. Il découvrit des dizaines de navires paisiblement mouillés dans l’estuaire aux eaux calmes et visqueuses, flottant mollement sur les hauts-fonds.

Le Tonopah Maru, le navire dont il allait prendre le commandement, était arrivé le matin même à San Francisco après avoir longé la côte depuis les chantiers navals de San Pedro. Il était amarré à Oakland, les quais de San Francisco n’étant plus, depuis au moins un siècle, que des arcades réservées aux touristes. C’est dans la chaleur poisseuse de ce début d’après-midi, où l’inversion du gradient de température présentait un danger mortel, où l’air d’un brun verdâtre pesait comme un couvercle de plomb, où le port du masque était indispensable, même dans la merveilleuse cité de San Francisco, que Carpenter vint se présenter à son équipage et prendre officiellement son commandement.

Au niveau de la mer, il trouva non seulement l’alignement attendu de scanners clignotants, mais aussi un énorme robot à tête carrée qui gardait les abords des quais, tel Cerbère devant l’entrée des enfers. Le robot se tourna lentement vers lui.

— Capitaine Carpenter, commandant le Tonopah Maru.

Cela lui parut si affreusement pompeux qu’il dut se retenir de rire de sa propre emphase. Il eut le sentiment d’être un personnage de Joseph Conrad : le jeune capitaine consciencieux prenant son premier commandement, face au vieux loup de mer blasé qui connaissait tout cela par cœur et s’en fichait comme de sa première vareuse.

De fait, le robot, qui n’avait probablement jamais entendu parler de Conrad, ne parut ni amusé ni intimidé par les titres flambant neufs de Carpenter. Il procéda dans un silence impassible à une dernière vérification au laser des pièces d’identité de Carpenter, s’assura que tout était en ordre, balaya de son faisceau électronique les globes oculaires du capitaine pour en acquérir la certitude absolue et l’envoya à la recherche de son bâtiment, derrière le poste de sécurité, sous le soleil de plomb.

La formation avait duré huit jours. Méthode subliminale, une heure par jour insérée dans le flot de données, et maintenant Carpenter savait, du moins l’espérait-il, à peu près tout ce qu’il fallait savoir pour prendre le commandement d’un remorqueur d’icebergs à destination du Pacifique Sud. Toutes les particularités du métier négligées par la formation à terre devraient être acquises en mer, mais cela ne l’inquiétait pas. Il se débrouillerait. Il arrivait toujours à se débrouiller.

Il repéra tout de suite le Tonopah Maru, à la saillie de l’énorme engrenage à crémaillère qui actionnait les grappins et aux grands robinets occupant la majeure partie du pont, qui, comme on le lui avait expliqué la veille, servaient à vaporiser sur les icebergs captifs la poussière réfléchissante destinée à retarder la fonte. C’était un bâtiment mince et allongé, en forme de cigare, une silhouette gracieuse, d’une étroitesse déconcertante. Il était étrangement haut sur l’eau, au milieu d’un groupe d’autres navires spécialisés qui tous portaient sur la coque le soleil et l’éclair, le logo familier de Samurai Industries. Carpenter n’avait pas la moindre idée de leur destination : ramassage des algues, pêche à la crevette, chasse au calmar et ainsi de suite. Il y avait une multitude de navires de tous les types qui sillonnaient les mers, épuisant frénétiquement les dernières richesses océaniques. Chaque type de bâtiment n’était équipé que pour une seule activité, mais pourvu de tout le nécessaire.

Un grand gaillard grisonnant, au nez camus, dont l’armure corporelle entretenue par l’Écran donnait à son teint un hâle d’une extraordinaire profondeur, se tenait sur le pont, l’œil collé à l’oculaire d’un instrument de navigation qu’il semblait s’efforcer d’étalonner. La vue de cet instrument donna à Carpenter une idée de l’identité du marin : l’océanographe-navigateur qui devait faire office de second. Il le héla du bord du quai.