— C’est vous, Hitchcock ?
— Oui, fit le marin, sur ses gardes, presque hostile.
— Je suis Paul Carpenter. Le nouveau capitaine.
Hitchcock le jaugea longuement du regard. Il avait des yeux au globe très saillant, cerclés de rouge.
— Bon, euh !… Bienvenue à bord, capitaine.
L’invitation manquait de cordialité, mais Carpenter ne s’attendait pas à autre chose. Il savait qu’il était l’ennemi, le représentant de la classe dirigeante, placé en position d’autorité temporaire sur l’équipage du Tonopah Maru grâce à quelque décision arbitraire émanant de la vaste et lointaine bureaucratie. Il faudrait exécuter ses ordres, ce qui ne signifiait pas l’apprécier, ni le respecter, ni se laisser en aucune manière impressionner.
Mais il convenait de respecter les apparences. Carpenter descendit la passerelle, posa son sac sur le pont et attendit tranquillement que Hitchcock vienne à lui, la main tendue.
La poignée de main parut sincère. Hitchcock se déplaçait lentement, mais son étreinte était puissante et franche. Carpenter obtint même un sourire en prime.
— Content de faire votre connaissance, cap’tain.
— Moi aussi. D’où êtes-vous originaire, Hitchcock ?
— Maui.
Cela expliquait donc le teint, le visage et les cheveux grisonnants. Un mélange afro-hawaïen et une bonne couche d’Écran qui accentuait le hâle. Il était plus grand que Carpenter ne l’avait vu d’en haut et plus vieux, la cinquantaine bien sonnée.
— Un beau pays, dit Carpenter. J’y suis allé il y a quelques années. À Wailuku.
— Ouais, fit Hitchcock, sans manifester un grand intérêt. C’est bien demain qu’on lève l’ancre, cap’tain ?
— Absolument.
— Vous avez déjà navigué sur un bateau comme le nôtre ?
— Non, jamais, répondit posément Carpenter. C’est la première fois que je vais prendre la mer. Voulez-vous me faire une visite guidée ? Et j’aimerais aussi rencontrer le reste de l’équipage.
— Bien sûr. Tenez, en voilà un. Nakata ! Hé ! Nakata ! Viens dire bonjour au nouveau cap’tain !
Les yeux plissés pour se protéger du soleil, Carpenter découvrit à l’autre bout du navire une frêle silhouette juchée dans la superstructure, qui s’affairait près du logement des grappins. De loin, il paraissait minuscule à côté de l’énorme appareillage ventru, le mécanisme colossal et silencieux, capable de projeter très haut les grappins géants qui se ficheraient dans les flancs des icebergs les plus monstrueux.
Hitchcock fit des signes à Nakata, qui descendit de son perchoir. Le lanceur de grappins était un petit bonhomme souple comme un chat, aux yeux de fouine, qui dégageait une extraordinaire impression d’assurance. Il semblait être un peu plus haut que Hitchcock dans la hiérarchie. Sans hésiter, il tendit la main au nouveau capitaine, comme à un égal. La suffisance habituelle des Nippons, songea Carpenter. Le fait d’être américain d’origine japonaise ne procurait pourtant pas d’avantages particuliers dans la hiérarchie de Samurai, pas plus qu’une origine polonaise, chinoise ou turque. Les vrais Japonais n’accordaient pas de traitement de faveur à leurs cousins au sang mêlé. À leurs yeux, un patronyme japonais ne faisait pas nécessairement de quelqu’un un véritable Japonais. Pas de sentiments chez ces gens-là.
— On va se faire quelques monstres de glace, hein, cap’tain ? lança Nakata avec un large sourire. Faut pas que les gens crèvent de soif à San Francisco, ajouta-t-il en pouffant.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle à San Francisco ? demanda Carpenter.
— Tout, répondit Nakata. Une ville de cinglés. Toujours été comme ça. Des homos, des grosses têtes, des tordus en tout genre. Vous n’êtes pas de Frisco, hein, cap’tain ?
— Non, Los Angeles. De l’ouest, pour être précis.
— Bon… Moi, je suis de Santa Monica, à quelques encablures de chez vous. J’ai toujours détesté cette ville. Samurai avait prévu d’envoyer ce bateau à Los Angeles, vous savez, mais Frisco l’a affrété le mois dernier.
Il agita vaguement la main derrière lui, en direction de la baie au fond de laquelle la charmante cité s’étageait sur les collines.
— Je trouve ça très drôle, reprit Nakata, de transporter de l’eau douce pour la Californie du Nord. Mais on fait le travail pour lequel on est payé, hein, cap’tain ?
— Exact, répondit Carpenter en hochant la tête. C’est le système.
— Je vous fais visiter le bateau maintenant ? demanda Hitchcock.
— L’équipage comprend encore deux personnes, non ?
— Oui, Caskie et Rennett. Elles font une virée en ville et ne devraient pas tarder à revenir.
Rennett était chargée des opérations et de l’entretien, Caskie des communications. Carpenter fut légèrement contrarié de constater que les deux femmes n’étaient pas à bord pour l’accueillir, mais il n’avait prévenu personne de l’heure précise de son arrivée. Il se dit que l’accueil officiel n’était que partie remise.
Hitchcock l’emmena donc faire le tour du navire, en commençant par les énormes robinets du pont et le lance-grappins. Il distingua les grappins colossaux, bien rangés dans l’enfoncement ménagé dans le flanc du bateau ; puis ils descendirent jeter un coup d’œil au moteur à propulsion nucléaire, assez puissant pour remorquer sur la moitié de la planète une île d’une bonne taille.
— Et voici nos somptueuses cabines, annonça Hitchcock.
Carpenter savait qu’il ne devait pas s’attendre à quelque chose de luxueux, mais il était loin d’imaginer un tel manque de confort. Comme si les architectes du bâtiment, ayant oublié qu’il devait y avoir à bord un équipage en chair et en os, n’avaient ménagé qu’après coup pour les marins un peu d’espace au milieu de toute la machinerie. Les différentes cabines étaient éparpillées dans les coins et les recoins. Celle de Carpenter, un poil plus grande que les autres, n’était pourtant guère plus spacieuse que l’une de ces capsules de couchage, de la taille d’un cercueil, qui faisaient office de chambres dans l’hôtel d’un aéroport ; pour les moments de détente, il leur fallait partager une unique petite bulle à l’arrière et la partie du pont avant où Carpenter avait vu Hitchcock vérifier son matériel.
Il va falloir vivre comme des sardines en boîte, se dit Carpenter.
Mais il était bien payé et il y avait des possibilités d’avancement. Et puis il pourrait au moins respirer l’air pur du large, plus salubre en tout cas que le brouillard gris, brun et vert, la purée de pois qui pesait la plupart du temps sur les régions habitables de la côte Ouest.
— Avez-vous les détails de notre itinéraire, cap’tain ? demanda Hitchcock quand il eut montré tout ce qu’il y avait à voir.
— Tout est là, répondit Carpenter en tapotant sa poche de poitrine.
— Ça vous ennuie, si je commence à l’étudier ?
Il tendit à Hitchcock le petit cube de données bleu qu’on lui avait remis le matin même au centre d’information. Il savait qu’il donnait un caractère quelque peu cérémonieux à sa prise de commandement en remettant officiellement à son navigateur le logiciel du programme prescrivant leur route. Hitchcock devait déjà avoir une idée approximative de leur destination et était probablement capable de les y conduire, à la manière des marins qui avaient sillonné le Pacifique depuis l’époque de sir Francis Drake et du capitaine Cook. Ils n’avaient jamais eu besoin d’ordinateurs et il en allait très probablement de même de Hitchcock. Mais la remise du cube de données au navigateur était l’équivalent moderne de la réunion de l’équipage au pied du grand mât, à la veille du départ, et cela ne déplaisait pas à Carpenter : il prenait un certain plaisir à être l’héritier d’une tradition ancienne.