Un hardi navigateur. Ulysse, Vasco de Gama, Christophe Colomb, Magellan. Le capitaine Kidd. Le capitaine Crochet. Le capitaine Achab.
Hitchcock se retira et le laissa seul dans la cabine exiguë. Carpenter rangea ses affaires, les tassant de son mieux dans les compartiments réservés à cet effet. Quand il eut terminé, il appela Nick Rhodes à son bureau des Laboratoires Santachiara.
— Tu n’as pas idée du luxe de ma cabine, commença-t-il. Je me sens comme J.P. Morgan à bord de son yacht.
— J’en suis très heureux pour toi, fit Rhodes d’un ton lugubre.
L’écran du viseur du communicateur de la cabine n’était pas beaucoup plus gros qu’un timbre-poste, la définition, de mauvaise qualité, en noir et blanc, semblait remonter aux balbutiements de l’électronique. Malgré cela, Carpenter remarqua la mine abattue de son ami.
— Ce n’est pas vrai, poursuivit-il, je mens effrontément. Il y a de quoi devenir claustrophobe ici. Si j’avais une érection, je ne pourrais même pas me retourner dans ce cagibi… Qu’est-ce qui ne va pas, Nick ?
— Pourquoi demandes-tu ça ?
— Je le vois sur mon viseur, comme le nez au milieu de ta figure. Tu sais que tu peux me parler franchement.
— Je viens d’avoir une discussion avec Isabelle, fit Rhodes après une hésitation.
— Et alors ?
Un autre petit silence.
— Que penses-tu d’elle, Paul ? Je veux la vérité.
Carpenter se demanda si c’était vraiment un sujet à aborder.
— C’est une femme très intéressante, répondit-il prudemment.
Rhodes ne sembla pas se contenter de si peu.
— Elle doit être extrêmement passionnée, reprit-il au bout d’un moment.
— Je t’ai dit que je voulais le fond de ta pensée.
— Et très entière dans ses convictions.
— En effet, approuva Rhodes. Ça, on peut le dire.
Carpenter hésita encore, puis décida d’aller de l’avant. On doit la vérité à ses amis.
— Mais ses convictions sont très embrouillées. Elle a la tête farcie d’idées stupides et mal assimilées dont elle te rebat les oreilles. C’est bien cela le problème, Nick ?
— Exactement… Elle me rend fou, Paul.
— Raconte-moi.
— Hier soir, quand nous nous sommes couchés, j’ai voulu la prendre dans mes bras, comme je le fais toujours… C’est aussi naturel pour moi que de respirer. Mais, non, rien à faire. Elle voulait parler de la Relation. Pas de moi ni d’elle, non, de la Relation. Et tout de suite, ça ne pouvait pas attendre. Elle m’a dit que mes recherches mettaient la Relation en péril.
— Si tu veux mon avis, il y a du vrai là-dedans. Qu’est-ce qui compte le plus pour toi ?
— C’est tout le problème, Paul. Les deux sont aussi importants l’un que l’autre. J’aime mon travail et j’aime Isabelle. Mais elle veut que je quitte Santachiara. Elle ne m’a pas vraiment dit : « Soit tu arrêtes, soit nous nous séparons », mais, en substance, elle me demande de choisir.
Carpenter tapota de l’ongle le devant de ses dents.
— As-tu envie de l’épouser ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Je n’en suis pas sûr. Je n’envisage pas sérieusement de me remarier, pas encore, mais, s’il y a une chose dont je suis certain, c’est de vouloir rester avec elle. Si elle insistait pour que je l’épouse, j’accepterais probablement. Il faut que je te dise, Paul, que sur le plan physique je n’ai jamais rien connu de tel. Dès que j’entre dans la pièce où elle se trouve, j’ai des picotements partout. Entre les jambes, au bout des doigts, dans les chevilles. J’ai l’impression de sentir une sorte de rayonnement qui émane d’elle et me fait perdre la tête. Et, dès que je pose la main sur elle, dès que nous commençons à faire l’amour…
Carpenter fixait le viseur d’un regard sombre. Rhodes avait les réactions d’un collégien enamouré. Ou, plus grave, d’un adulte érotomane complètement paumé.
— Je t’assure, quand nous faisons l’amour… Tu ne peux pas imaginer… non, tu ne peux pas imaginer…
Bien sûr. Tout en écoutant les divagations de Nick sur le fantastique sex-appeal d’Isabelle Martine, l’image qui venait à l’esprit de Carpenter était celle d’une énorme masse crépue de cheveux rouges, semblable à une paille de fer, et de deux yeux implacables et farouches, d’une dureté quasi névrotique.
— Très bien, dit enfin Carpenter. Tu bandes pour elle, je crois que je peux comprendre ça. Mais, si elle te demande de renoncer à tes recherches… Je suppose, poursuivit-il, le front plissé, qu’elle les trouve immorales ? Toutes ces foutaises sur la transformation de l’espèce humaine en monstres de Frankenstein à faire froid dans le dos ?
— Oui.
Carpenter sentit la colère monter en lui.
— Tu sais aussi bien que moi, reprit-il, que ce sont les conneries antiscientifiques habituelles que les niais qui partagent sa tournure d’esprit dégoisent depuis le début de la révolution industrielle. Tu m’as dit toi-même qu’elle reconnaît ne pas voir de solution de rechange à l’adaptation. Et elle continue quand même à démolir ton travail à Santachiara. Bon Dieu, Nick ! Un scientifique de ton niveau devrait avoir assez de bon sens pour ne pas s’amouracher d’une femme comme elle !
— Trop tard, Paul. Le mal est fait.
— Je sais. Elle t’a ensorcelé avec son vagin magique, capable de donner un plaisir absolument fantastique, unique et irremplaçable, dont tu ne pourrais jamais trouver le pareil, même en cherchant dans toute la gent féminine, et dont tu es incapable de…
— Paul, je t’en prie !
— Excuse-moi.
— Je reconnais, fit Rhodes avec un sourire penaud, que je suis obsédé par cette femme et que c’est idiot. Mais c’est comme ça, je n’y peux rien. J’ai aussi clairement conscience que ses idées politiques ne sont qu’un fatras d’inepties simplistes. L’ennui, Paul, est que, d’une certaine manière, je suis d’accord avec elle.
— Comment ? Tu t’es vraiment mis dans la merde, mon vieux ! Tu es d’accord avec elle ?
— Je ne dis pas qu’il est immoral d’avoir recours au génie génétique pour nous aider à surmonter tous les dangers qui nous attendent, non. Isabelle a le cerveau bien dérangé si elle s’imagine que nous pourrons continuer à vivre sur la Terre sans modifier l’espèce humaine. C’est inéluctable. Nous n’avons pas le choix.
— Alors, sur quoi es-tu d’accord avec elle ?
— Nous y arrivons. Les travaux dans le domaine génétique aux Laboratoires Santachiara sont beaucoup plus avancés que toutes les recherches en cours n’importe où ailleurs. Samurai dispose, comme tout le monde, d’un service d’espionnage industriel et les rapports dont j’ai eu connaissance m’ont donné la conviction absolue que nous avons beaucoup d’avance. Et ce dont je t’ai parlé la semaine dernière, la nouvelle voie dans laquelle le jeune Alex Van Vliet veut s’engager, nous permettrait de creuser définitivement l’écart. Je l’avoue à contrecœur, l’idée de Van Vliet, aussi extravagante qu’elle paraisse, semble receler plus de promesses pour aider notre espèce à résoudre les problèmes de dégradation du milieu au siècle prochain que n’importe quel autre projet qui m’ait été soumis.
— L’idée de l’hémoglobine ?
— C’est bien ça. Certaines percées d’une importance cruciale sont encore à faire, mais qui peut affirmer que les problèmes ne pourront être résolus ? Tu sais bien que je préférerais jeter aux oubliettes ce projet qui me terrifie, mais je ne peux pas. Je ne peux pas, c’est tout ! Pas avant d’avoir fait procéder à des simulations sérieuses et effectué des travaux de laboratoire. Même si cela paraît un peu bébête, ma conscience ne me permet pas de le condamner a priori, avant toute expérience.