— Je ne sais pas. Je ne pense pas que…
— Ne pense pas ! Agis. Pour ce qui est de tes scrupules à apporter à Samurai le monde sur un plateau d’argent, ce n’est pas difficile non plus. Tu n’as qu’à quitter Santachiara et t’adresser ailleurs, chez Kyocera-Merck par exemple. Emmène toute ton équipe. Fais profiter la concurrence du fruit de vos recherches en biotechnologie. Laisse-les s’entre-déchirer pour la domination planétaire, mais qu’au moins cette technologie soit utilisable quand l’humanité en aura besoin.
— Mais je ne peux pas faire ça ; ce serait une violation de mon contrat. Ils me traqueraient pour m’abattre.
— Il y a des exemples de gens qui ont survécu après avoir changé d’employeur, Nick. Tu pourrais bénéficier d’une protection. Il te suffit de rendre public ton désir de ne pas voir une seule mégafirme détenir le secret des travaux sur l’adapto humain. Et ensuite…
— Écoute, Paul, cette conversation commence à devenir très dangereuse.
— Oui, je sais.
— Il vaudrait mieux en rester là. Je dois réfléchir à tout ce que tu m’as dit.
— J’embarque demain. Je serai dans le Pacifique pendant plusieurs semaines.
— Donne-moi un numéro où je pourrai te joindre à bord du navire.
— Non, fit Carpenter après un instant de réflexion. Ce n’est pas une bonne idée. Navire affrété par Samurai, fréquences radio de Samurai. Nous discuterons à mon retour à Frisco.
— Bon, d’accord.
Rhodes paraissait très nerveux, comme s’il commençait à imaginer que leur conversation était déjà un sujet de débat au niveau le plus élevé de la Compagnie.
— Au fait, Paul, un grand merci pour tout ce que tu m’as dit. Je sais que tu m’as parlé de certaines choses qu’il était important que j’entende. Mais je ne sais pas si je serai en mesure de les mettre en pratique.
— Cela ne dépend que de toi, mon vieux.
— Je suppose.
Un faible sourire joua sur le visage de Rhodes.
— Fais bien attention à toi quand tu seras en pleine mer, reprit-il. Et rapporte-moi un iceberg, s’il te plaît. Un petit.
— Gros comme ça, fit Carpenter, écartant le pouce et l’index de cinq centimètres. Bonne chance, Nick.
— Merci, dit Rhodes. Merci pour tout.
L’écran du viseur s’éteignit. Carpenter haussa les épaules, secoua la tête. Un élan de pitié pour Nick Rhodes monta en lui et il eut le sentiment écrasant de l’inutilité de tout ce qu’il venait de dire. Rhodes souffrait, certes, mais il était trop faible, trop indécis, trop vulnérable pour réussir à se détacher de tout ce qui lui faisait du mal. L’échec de son mariage avait bien failli le tuer ; sous le coup de la déception, il s’était entiché d’une de ces écervelées gauchisantes de San Francisco et se retrouvait maintenant pieds et poings liés, prisonnier du vagin magique d’Isabelle Martine de qui il lui fallait subir tous les soirs, au retour du labo, les récriminations contre les manipulations génétiques. Affreux. Et, par-dessus le marché, il se rongeait d’inquiétude à l’idée de voir aboutir les travaux de son équipe, une réussite qui ferait tomber l’économie mondiale sous la griffe de Samurai Industries. Tout cela témoignait d’une composante masochiste dans la structure psychique de Rhodes, dont Carpenter n’avait jamais pris clairement conscience.
Et merde ! se dit-il. La vérité, c’est que Nick s’inquiète trop. S’il continue, il descendra prématurément dans la tombe. Mais on dirait qu’il aime cela ! Voilà quelque chose que j’ai vraiment beaucoup de mal à comprendre.
Carpenter remonta voir si le reste de son équipage était de retour.
C’était apparemment le cas. En grimpant à l’échelle, il entendit des voix. La grosse voix bourrue de Hitchcock et le ténor léger de Nakata, mais il y en avait deux autres, des voix féminines. Carpenter s’arrêta et tendit l’oreille.
— De toute façon, on se débrouillera, déclara Hitchcock.
— Mais, si c’est encore un connard, un de ces crétins de la Compagnie ?… lança une voix de femme.
— Un connard, d’accord, mais probablement pas un crétin, fit Nakata. Un crétin ne peut pas atteindre l’Échelon Onze.
— Ce que je n’aime pas, reprit Hitchcock, c’est qu’ils passent leur temps à nous envoyer leurs foutus Salariés au lieu de choisir un vrai marin. Tout ça parce qu’ils ont vaguement appris quels boutons il faut pousser. Ça ne veut pourtant rien dire, ils devraient bien le comprendre !
— Écoute, tant qu’il fait correctement son boulot et qu’il nous fiche la paix…
— Une voix de femme, pas la même.
Très bien, se dit Carpenter. Je pousserai les boutons qu’il faut pousser, je vous ficherai la paix aussi longtemps que vous pousserez les vôtres et tout le monde sera content. D’accord ? Marché conclu ?
La grogne de l’équipage ne le dérangeait pas. Avec l’arrivée d’un nouveau capitaine, il fallait s’y attendre ; toute autre réaction eût été surprenante. Ils n’avaient aucune raison de se prendre d’affection pour lui dès la première rencontre. Il faudrait simplement leur montrer qu’il se contentait de faire son boulot, tout comme eux, et qu’il ne tenait pas plus à être là qu’eux ne tenaient à le voir. Mais il était là. Pour un certain temps. Et c’est à lui qu’incombait la responsabilité de la conduite du navire. C’est lui qui se ferait taper sur les doigts par la Compagnie si quelque chose allait de travers.
Mais qu’est-ce qui pourrait aller de travers sur un simple remorqueur d’icebergs ?
Carpenter gravit les derniers échelons menant au pont, assez bruyamment pour avertir les autres de son arrivée. La conversation cessa dès que le bruit de ses pas sur les traverses métalliques résonna sur le pont.
Il déboucha dans la lumière éclatante du jour. L’air humide était dense, dégoûtant ; au fond de la baie un soleil verdâtre et bouffi était empalé sur la pointe d’une des tours de San Francisco.
— Cap’tain, fit Hitchcock, je vous présente Caskie, communications, et Rennett, entretien et machines. C’est le capitaine Carpenter.
— Repos ! fit Carpenter.
Cela lui sembla la chose la plus naturelle à dire.
Caskie et Rennett étaient toutes deux de petite taille, mais la ressemblance s’arrêtait là. Rennett, trapue, large d’épaules, lui arrivait à peine à la poitrine et avait un air très dur, très belliqueux. Carpenter se dit qu’elle était très probablement originaire d’une de ces régions de plaines poussiéreuses du Middle West ; ces gens-là avaient tous le même air agressif. Rennett avait le crâne rasé, comme cela se faisait beaucoup dans ces coins-là et, sous le hâle uniforme, le reflet pourpre de l’Écran qui transparaissait la faisait presque paraître fluorescente. Sans sa petite taille, on aurait pu oublier qu’elle était du sexe féminin.
Deux yeux bruns, brillants comme des billes et deux fois plus durs, se plantèrent dans ceux de Carpenter.
— Désolée d’être revenue si tard, dit-elle, sans paraître en penser un traître mot.
Caskie, la spécialiste des communications, menue, presque frêle, avait une apparence plus douce, sensiblement plus féminine ; pas de crâne rasé pour elle, mais des cheveux noirs et lustrés, très abondants. Le visage était assez quelconque, avec une bouche large et un tout petit nez rond, la peau cloquée et pelée par le feu du soleil, mais elle avait malgré tout des formes agréables à l’œil et quelque chose d’attirant.