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En apprenant que son équipage serait composé de deux hommes et de deux femmes, Carpenter s’était demandé comment éviter que les tensions sexuelles ne posent en mer de graves problèmes. En regardant Caskie, il se posa de nouveau la question. Mais la réponse lui vint presque aussitôt et elle était si évidente qu’il se reprocha de ne pas l’avoir vue immédiatement. Les deux femmes, Caskie et Rennett, formaient un couple, un ensemble fermé. Il n’y aurait pas de flirts sur le Tonopah Maru, pas de rivalités amoureuses pour lui compliquer la vie.

— Comme je suppose que vous le savez tous, dit-il, c’est la première fois que je prends la mer. Ce qui ne signifie pas que je sois dans l’ignorance des devoirs et des responsabilités d’un capitaine, mais seulement que je ne les ai jamais assumés. Vous formez un équipage expérimenté, vos dossiers attestent que vous avez un bon esprit d’équipe et je n’aurai jamais la prétention de connaître votre boulot mieux que vous. Si j’ai besoin de conseils pratiques et ne peux m’appuyer que sur des connaissances théoriques, je n’aurai pas honte de faire appel à vous. Mais il y a deux choses que je vous demande de ne pas oublier : d’une part, j’apprends vite, d’autre part, c’est moi qui serai tenu pour responsable par la Compagnie, si d’aventure nos résultats n’étaient pas satisfaisants.

— Croyez-vous qu’on va tirer au flanc simplement parce qu’on a un nouveau capitaine ? lança Rennett.

C’était bien l’accent du Middle West qu’il reconnut dans cette voix âpre, au timbre monocorde. Rennett avait grandi dans la pauvreté et la poussière, l’air souillé, infect, au milieu de bicoques branlantes aux fenêtres brisées, dans l’incertitude permanente du lendemain.

— Je n’ai jamais dit cela. Mais je ne veux pas que vous vous imaginiez que notre voyage sera moins fructueux, à cause de mon inexpérience présumée. Nous ferons bien notre travail, comme on l’attend de nous, et nous recevrons une jolie prime, à notre retour à San Francisco. Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance, poursuivit-il avec un petit sourire contraint, et je me réjouis de naviguer avec un équipage aussi compétent. C’est tout ce que j’ai à dire. Nous lèverons l’ancre à 18 heures. Vous pouvez disposer.

Il les vit échanger des regards avant de rompre les rangs, mais fut incapable d’interpréter les expressions de leur visage. Soulagement de constater que le nouveau capitaine n’était pas un abruti fini ? Confirmation de leurs soupçons qu’il n’était rien d’autre ? Constitution d’un front des marins de métier contre le Salarié Échelon Onze, le parachuté méprisé ?

Inutile d’essayer de lire dans leurs pensées, se dit Carpenter. Prends le voyage au jour le jour, fais ton travail comme il se présente, garde la situation en main et tout ira bien.

Sa première tâche consistait à remplir les documents d’embarquement avec la capitainerie. Il descendit dans sa cabine pour s’en occuper, se frayant difficilement un passage dans l’entrepont exigu, encore mal connu, encombré de toutes sortes d’instruments et de matériel en tout genre.

En décrochant le récepteur téléphonique, il songea à rappeler Nick Rhodes pour atténuer la dureté des propos qu’il lui avait tenus. Dire à un homme que la femme qu’il aime est une dangereuse cinglée et qu’il devrait la larguer, c’est quand même un peu fort, même s’il s’agit de son meilleur ami. Nick était peut-être à cet instant précis en train de ruminer ses paroles avec un mélange de colère et de rancœur. Peut-être était-il préférable d’arrondir les angles ?

Non, se dit Carpenter, n’en fais rien.

Ce qu’il avait dit n’était que l’expression de la vérité telle qu’elle lui apparaissait. S’il s’était mépris sur Isabelle, mais il ne le croyait pas, Rhodes lui pardonnerait son manque de discernement ; au fil des ans, leur amitié avait surmonté des choses bien plus graves. Ils étaient indissolublement liés par le temps et leur passé, et rien de ce qu’ils se disaient ne pouvait endommager durablement ce lien.

Mais quand même…

Pauvre vieux, il était si malheureux. Et pourtant si gentil, si doux, et un si grand cerveau. Mais il se laissait toujours gagner par l’angoisse et le chagrin. Carpenter estimait que Nick méritait un meilleur sort. Mais il ne tombait que sur des femmes à qui il était incapable de s’imposer et, dans le seul domaine où il était un véritable génie, celui de ses recherches, il réussissait maintenant à se tournebouler la cervelle avec de terribles scrupules de conscience, entretenus sans raison.

Pas étonnant, dans ces conditions, qu’il aime la bouteille. L’alcool, qui ne l’obligeait pas à se lancer dans des discussions philosophiques, lui apportait au moins un peu de réconfort, de courtes périodes d’une ou deux heures. Carpenter se demanda ce qui se passerait quand l’alcool prendrait le dessus sur Rhodes et commencerait à s’attaquer aux aspects de sa vie qu’il maîtrisait encore.

Vraiment pas marrant, songea-t-il tristement. Il valait mieux ne pas rappeler Nick.

— Bureau du capitaine de port, annonça la voix d’un androïde qui apparut sur le viseur.

— C’est le capitaine Carpenter, commandant le Tonopah Maru. Je demande l’autorisation de quitter le port, à 18 heures…

11

— Votre maison est absolument ravissante, fit Enron. Est-elle très ancienne ?

— Milieu du XXe siècle, répondit Jolanda Bermudez. Assez vieille, mais pas réellement ancienne. Rien à voir avec l’Ancien Monde où tout a cinq mille ans. Elle vous plaît vraiment ?

— Oui, c’est très beau. Une petite maison fort pittoresque.

Dans un certain sens, il était sincère. La petite construction délabrée se trouvait dans une rue étroite, sinuant à flanc de colline, pas très loin au nord du campus universitaire. Elle était indiscutablement charmante, avec ses petites terrasses, ses curieuses fenêtres cintrées et ses ornements ajourés en dents de scie, le long du toit. Oui, une maison charmante, malgré la peinture cloquée, écaillée par les assauts permanents de l’air chargé de saletés chimiques, les fenêtres en si mauvais état qu’elles commençaient à ressembler à des vitraux, les terrasses affaissées, tout de guingois, les bardeaux branlants et le jardin de devant envahi par un inextricable fouillis d’herbes sèches et jaunies.

C’était la troisième soirée depuis une semaine qu’Enron passait avec Jolanda, mais il n’était encore jamais venu chez elle ; elle avait toujours préféré aller dans sa chambre d’hôtel. Cette petite aventure avait singulièrement pimenté la première semaine de son séjour aux États-Unis. Il ne faisait certes aucun doute que, tôt ou tard, il commencerait à la trouver assommante, mais il n’avait pas l’intention de l’épouser et, de toute façon, il lui faudrait bientôt regagner Israël. Pour l’instant, elle était juste ce dont il avait besoin, une compagne peu exigeante, une maîtresse ardente et complaisante ; et il y avait encore la possibilité qu’il pût apprendre grâce à elle quelque chose d’utile pendant ce séjour qui, dans une large mesure, se révélait infructueux. Une possibilité bien faible, mais qui existait.

— Alors ? On y va ? Je meurs d’envie d’expérimenter mon travail sur toi.

Elle est comme un gros toutou frétillant, se dit Enron. Pas très intelligente, vraiment très peu en réalité, mais extrêmement affectueuse et pleine d’entrain, parfaite pour des ébats amoureux. Chaleureuse et naturelle. Si différente de la plupart des Israéliennes à l’esprit pénétrant, au ton tranchant et au regard perçant qu’il connaissait, ces femmes qui s’enorgueillissaient d’une lucidité totale, pour qui tout devait être rigoureusement replacé dans tel ou tel contexte, sans se soucier de leur âme devenue de glace.