Il la suivit dans le vestibule chichement éclairé. L’intérieur de la maison était sombre, encombré, en désordre, un dédale de petites pièces obscures, remplies de tentures, de sculptures, de statuettes, de tapisseries, de coffres cerclés de cuivre, de voiles ouvragés suspendus à des patères, de masques tribaux, d’affiches, de livres, de lances africaines, de pièces d’une armure japonaise médiévale, de rouleaux de câble à fibre optique, de piles de cubes de données, de paravents sculptés, de clochettes, de vieilles bouteilles de vin festonnées de cire de couleur, de rubans iridescents d’hologrammes tendus entre deux murs, de curieux objets de céramique à la fonction indéterminée, de vêtements anciens disséminés dans tous les coins, de cages contenant de vrais oiseaux, de viseurs montrant des motifs abstraits : un bric-à-brac ahurissant, invraisemblable.
Un amas, autant qu’Enron pût en juger, d’objets bizarres et de mauvais goût. Des odeurs d’encens flottaient dans l’air. Des chats se promenaient partout. Il en compta cinq, six, une douzaine : un couple de siamois, un autre de persans, et plusieurs félins de races qu’il lui fut impossible d’identifier. Comme leur maîtresse, ils semblaient n’avoir peur de rien : ils se frottaient contre lui, le flairaient, fourraient leur nez entre ses jambes, faisaient leurs griffes sur son pantalon.
— Alors ? demanda Jolanda. Qu’en penses-tu ?
Que pouvait-il répondre ? Il se contenta de tourner vers elle un visage épanoui.
— Fascinant. Merveilleux. Une extraordinaire accumulation d’objets insolites.
— Je savais que tu aimerais. Tu sais, je n’amène pas n’importe qui ici. Il y a tant d’hommes qui ne comprennent rien à rien. Cela pourrait les refroidir. Mais toi… toi qui as parcouru le monde, toi, un esprit cultivé, un homme qui apprécie les arts…
De joie, elle ouvrit grands les bras et Enron se prit à redouter qu’elle ne heurte une de ses curiosités et ne l’envoie à l’autre bout de la pièce. Elle était grande et forte, il aurait dit intimidante, s’il avait été homme à se laisser intimider par qui que ce fût, surtout une femme. Au moins dix centimètres de plus que lui et probablement vingt kilos. Enron la soupçonnait de prendre de l’hyperdex ; cela se lisait dans son regard exalté. L’usage de tout stupéfiant dégoûtait Enron, mais, après tout, ce que cette femme faisait ne le regardait pas. Il n’était pas son père.
— Viens, dit Jolanda, le prenant par le poignet pour l’entraîner. Mon atelier est juste à côté.
C’était une pièce sur l’arrière, toute en longueur, basse de plafond, sans fenêtres, qui s’enfonçait dans la colline, à l’évidence un ajout au bâtiment d’origine. Le fouillis des autres pièces ne se retrouvait pas dans l’atelier, vide, à l’exception de trois mystérieux objets, de grande taille et de forme indéterminée, disposés en triangle au centre de la pièce.
— Mes dernières sculptures, annonça-t-elle. Celle de gauche, c’est Agamemnon. De l’autre côté, tu as La Tour du cœur et celle du fond, je l’ai appelée Ad astra per aspera.
— Je n’avais jamais rien vu de tel, déclara Enron avec sincérité.
— Je ne pense pas que quelque chose de ce genre ait été fait ailleurs. C’est un nouveau moyen d’expression artistique, encore purement américain.
— Et cela s’appelle – que m’as-tu dit, déjà ? – l’art bioréactif, c’est ça ? Explique-moi comment ça marche.
— Je vais te montrer. Tiens, il faut d’abord placer les récepteurs.
D’un placard qu’il n’avait pas remarqué, elle sortit une brassée de bioamplificateurs et d’électrodes menaçants.
— Laisse-moi faire.
Elle commença vivement à appliquer des conducteurs sur différentes parties du corps d’Enron, d’abord un petit instrument sur sa tempe gauche, un deuxième au sommet du crâne, puis elle plongea la main à l’intérieur de sa chemise pour en placer un autre sur le sternum.
Continue, se dit-il. Mets-m’en donc un entre les jambes !
Mais, non. C’est entre les deux omoplates qu’elle appliqua le quatrième et dernier. Puis elle s’affaira un moment dans le placard autour d’une sorte d’appareil électronique. Il l’observa pensivement, suivant les mouvements de sa poitrine ballante et de sa croupe charnue sous la robe légère qu’elle portait pour tout vêtement, et se demanda combien de temps prendrait sa démonstration. Il avait autre chose à faire et était prêt à passer à l’action. Quand il s’était fixé un objectif, il pouvait se montrer très patient, mais il n’avait aucunement l’intention de passer toute la soirée à des absurdités.
Enron devait aussi avouer que les électrodes et les bioamplificateurs suscitaient en lui une légère inquiétude. S’il n’avait pas totalement perdu sa capacité de juger son prochain, cette femme était inoffensive, une petite évaporée au goût ridicule, à l’esprit sans rigueur et à la moralité de chamelle. Mais s’il se trompait ? Si elle appartenait en réalité au service de contre-espionnage de Samurai et lui avait habilement tendu un piège en usant sans retenue de ses hanches pleines et avides, et de son pubis sombre et odorant dans le but de lui administrer ce soir un grillage de cerveau ?
Tu es parano, se dit-il. C’est absurde.
— Voilà, fit Jolanda. Nous sommes prêts à commencer. Laquelle choisis-tu d’abord ?
— Quelle quoi ? demanda Enron.
— Sculpture.
— Celle de derrière, fit-il au hasard.
— Un bon choix pour commencer. Je vais compter jusqu’à trois, puis tu commenceras à avancer vers elle. Un… deux…
Il ne vit d’abord rien d’autre que la sculpture elle-même, un assemblage disgracieux, peu esthétique de pièces de bois disposées à des angles bizarres et soutenues par une armature métallique en partie visible. Mais, soudain, quelque chose commença de luire dans les profondeurs de la sculpture et, un instant plus tard, il prit distinctement conscience de l’action d’un champ psychogénique : une palpitation derrière la nuque, une autre dans l’abdomen, une sensation générale de désorientation. Comme si ses pieds commençaient à quitter le sol, presque comme s’il prenait son essor et se mettait à flotter, franchissant la porte qui menait à la partie principale de la construction avant de traverser le plafond et de se fondre dans la nuit chaude et poisseuse…
La sculpture s’appelait Ad astra per aspera. Il devait donc être censé effectuer une simulation de voyage interstellaire. S’envoler vers les galaxies lointaines.
Mais tout ce qu’Enron éprouva fut cette sensation initiale de décollage. Il n’alla nulle part, ne ressentit rien d’autre qu’un trouble bizarre de son système nerveux. Comme si son élan vers les étoiles était bridé, comme s’il ne pouvait parcourir qu’une distance limitée avant de se heurter à une sorte de mur psychique.
— Et voilà, fit Jolanda tandis que les sensations se dissipaient. Qu’est-ce que tu en penses ?
Il était prêt, comme toujours, jamais pris au dépourvu.
— Magnifique, absolument magnifique ! Je ne m’étais pas tout à fait préparé à quelque chose d’une telle intensité. Ce que j’ai éprouvé…
— Non ! Ne me dis rien ! Cela doit rester secret… C’est ton expérience personnelle de l’œuvre. Il n’y en a pas deux de semblables. Et je ne me permettrais jamais de te demander d’exprimer ce qui est essentiellement non verbal. Cela gâcherait tout pour toi, tu ne crois pas ?
— Absolument.
— Veux-tu passer maintenant à La Tour du cœur ?
— Volontiers.
Elle toucha chacune des électrodes, comme pour effectuer un léger réglage des récepteurs, et repartit vers le placard.