La sculpture, large, massive, ne ressemblait en rien à une tour, de l’avis d’Enron. Son armature luisait comme l’autre, mais d’une teinte plus sombre, un bleu violacé au lieu d’un rose doré. Quand Enron commença à s’en approcher, il ne ressentit pas grand-chose, puis il éprouva le même genre de malaise que précédemment, en fait une sensation très semblable. Ce n’est donc qu’une supercherie, songea-t-il, un courant électrique de faible intensité provoque des réactions nerveuses et un léger malaise, et l’on fait comme si l’on venait d’éprouver une émotion esthétique d’une rare profondeur qui…
D’un seul coup, sans que rien ne l’eût annoncé, il se trouva au bord de l’orgasme.
C’était extraordinairement embarrassant. Non seulement son intention était de réserver cet orgasme pour un moment plus favorable, quand la soirée serait plus avancée, mais l’idée de perdre toute maîtrise de soi, de tacher son pantalon comme un collégien était insupportable. Il lutta pour se retenir. Les émanations provenant de la deuxième sculpture étaient beaucoup plus fortes que celles de la première et il avait beaucoup de mal à résister. Il savait qu’il devait avoir le visage empourpré de honte et de fureur, et son érection était si violente qu’elle en devenait douloureuse. Il n’osait pas baisser les yeux pour vérifier si elle était visible. Mais il résistait. Cela devait bien faire trente ans qu’il n’avait pas été obligé de lutter désespérément contre la montée du plaisir, depuis l’époque hypersensible de son adolescence ardente. Tout son esprit était empli d’images de Jolanda Bermudez, le corps opulent, les énormes seins ballants, le sexe brûlant, humide, palpitant. Elle l’aspirait, elle l’engloutissait, elle l’emportait sur une vague de plaisir. Pense à n’importe quoi d’autre ! s’adjura-t-il. Pense à la mer Morte, au goût âpre et métallique de son eau, à la pellicule visqueuse qui recouvre ton corps quand tu en sors. Pense à la coupole dorée de la mosquée d’Omar étincelant au soleil de midi. Pense à la couche immonde de gaz à effet de serre qui enveloppe notre pauvre planète. Pense aux derniers cours de la Bourse… à du dentifrice… à des oranges… à la chapelle Sixtine…
… aux chameaux du marché de Beersheba…
… au grésillement des brochettes d’agneau sur le gril…
… aux récifs de corail au large d’Elath…
… pense à… aux…
Il sentit brusquement la tension qui se relâchait. Le sang gonflant les tissus reflua. Son érection alla décroissant. Enron retint son souffle, se forçant à retrouver son calme.
Le silence régnait dans la pièce. Il s’obligea à regarder dans la direction de Jolanda. Quand il posa les yeux sur elle, il vit qu’elle souriait… d’un air entendu, narquois peut-être. S’était-elle rendu compte de ce qui s’était passé ? Impossible à dire. Elle devait savoir quel effet la sculpture avait produit sur lui. Mais il ne fallait pas oublier que chacun était censé réagir différemment. C’était une forme d’art purement subjective.
Il ne lui révélerait rien. Comme elle l’avait dit, chaque expérience personnelle de l’œuvre devait rester secrète.
— Extraordinaire, fit-il. Inoubliable.
Il avait de la peine à reconnaître sa propre voix, rauque, voilée.
— Je suis si heureuse que cela t’ait plu ! lança-t-elle gaiement. Veux-tu passer à Agamemnon maintenant ?
— Dans un petit moment, peut-être. J’aimerais d’abord… savourer ce que j’ai déjà reçu. Y réfléchir, si c’est possible.
Enron se rendit compte qu’il transpirait comme s’il venait de courir un dix mille mètres.
— Tu veux bien ? reprit-il. Attendre un peu pour la troisième ?
— Il est vrai que, parfois, cela peut être bouleversant.
— Et puis si tu avais quelque chose à boire…
— Bien sûr. Suis-je bête de t’avoir traîné directement ici, sans même t’offrir à boire !
Elle retira les électrodes et alla chercher une bouteille de vin. Un vin blanc, moelleux et tiède. Ces Américains ! Ils ne comprenaient vraiment rien à ce qui comptait. Enron demanda gentiment si elle avait du rouge. Elle en trouva aussi une bouteille, mais il ne gagna pas au change : le vin avait un goût de poussière et devait être bourré de polluants mortels et d’infâmes résidus d’insecticides. Ils sortirent du studio pour aller s’installer sur une sorte de divan, devant la longue fenêtre basse de l’une des pièces de devant, et s’abîmèrent dans la contemplation d’un coucher de soleil d’une stupéfiante complexité photochimique, un spectacle apocalyptique d’une démesure wagnérienne : de gigantesques bandes déchiquetées d’or et d’écarlate, de vert, de violet et de turquoise s’affrontaient avec violence pour la possession du ciel au-dessus de San Francisco. De loin en loin, Jolanda poussait un profond soupir et ses épaules étaient parcourues d’un frisson de pur ravissement esthétique. Oh oui ! Comme elle était belle, la demeure du Créateur, illuminée de manière si éblouissante par les souillures industrielles du Créateur !
Nous n’allons pas tarder à aller dîner, songea Enron, et je poserai les questions que je dois lui poser, puis, dès notre retour, je la prendrai par terre, dans cette pièce, sur l’épais tapis de Perse. Ensuite, je regagnerai mon hôtel et je ne la reverrai plus. Jamais de la vie je ne la laisserai me remettre ces électrodes, ni ce soir ni aucun autre soir !
Mais d’abord les questions… Comment amener la conversation sur le sujet qui l’intéressait au premier chef ? Il allait falloir manœuvrer habilement. Et avec tout ce flamboiement romantique dans le ciel…
Mais il eut la chance d’arriver à ses fins beaucoup plus rapidement qu’il ne l’espérait. C’est elle qui lui en fournit l’occasion devant le coucher de soleil.
— Le soir où nous avons tous dîné ensemble, Isabelle a dit que tu étais un espion. Est-ce que tu t’en souviens, Marty ?
— Bien sûr, répondit-il en étouffant un petit rire. Elle a même dit que j’étais un espion au service de Kyocera-Merck.
— C’est vrai ?
— Voilà une question pour le moins directe. C’est charmant et tellement américain !
— Je m’interrogeais, c’est tout. Je n’ai jamais couché avec un espion, autant que je sache. À moins que tu n’en sois un. Ce serait intéressant de le savoir.
— J’en suis un, naturellement. Tous les Israéliens sont des espions, c’est bien connu.
Jolanda éclata de rire et remplit leurs deux verres de l’abominable piquette.
— Non, je t’assure que c’est vrai. Dans notre patrie, nous avons vécu si longtemps au milieu des périls, cernés par l’ennemi, sous la menace de ses armes ; comment aurions-nous pu, dans ces conditions, ne pas développer cette habitude de la vigilance, si profondément ancrée en nous ? Une nation d’espions, en effet. Partout où nous allons, nous observons, nous rôdons, nous soulevons les couvre-lits pour découvrir ce qu’ils peuvent dissimuler. Mais un espion au service de Kyocera-Merck, non. Certainement pas. Je n’espionne que pour ma patrie. C’est une question de patriotisme, pas d’avidité économique, comprends-tu ?
— Mais tu parles sérieusement, fit-elle avec étonnement.
— Un journaliste, un espion… Cela revient au même, non ?
— Tu es donc venu pour poser des questions à Nick Rhodes, parce que ton pays veut voler les secrets de ses travaux sur l’adaptation ?
Enron se rendit compte que l’alcool agissait très rapidement sur elle. Leur conversation, commencée sur le ton du badinage, avait pris une tournure très différente.
— Voler ? Jamais je ne ferais cela. Nous ne volons pas. Nous obtenons des licences, nous copions, si nécessaire, nous réinventons, mais nous ne volons pas. Le vol est prohibé par la loi de Moïse ; elle nous dit : Tu ne voleras pas. Mais nous pouvons imiter. Les préceptes du Décalogue n’en font pas mention. Et je t’avoue, avec franchise et sans hésitation, que nous souhaitons en savoir plus long sur les recherches de ton ami le docteur Rhodes, sur ce programme de transformation génétique de l’espèce humaine.