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— Notre histoire nous enseigne la prudence, répliqua-t-il. Pendant trois mille ans, nous avons été chassés de lieu en lieu par des gens qui nous détestaient, nous enviaient ou cherchaient simplement à faire de nous des boucs émissaires. Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui ? Il serait stupide de notre part d’imaginer que le millénium est arrivé.

Enron se sentit brusquement sur la défensive, une sensation peu familière. S’il était là, ce soir, c’était pour poser des questions, pas pour apporter des réponses. Mais elle était très obstinée. Il avala une grande gorgée de l’affreux pinard.

— Les Assyriens ont massacré notre peuple, reprit-il. Les Romains ont brûlé notre temple. Les croisés nous ont reproché la mort du Christ.

Le vin descendait mieux maintenant.

— As-tu entendu parler des camps de la mort construits à notre intention par les Allemands au milieu du XXe siècle ? Six millions des nôtres ont péri pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Les survivants sont allés s’établir en Israël. Nous étions encerclés par des musulmans qui nous haïssaient. Ils firent le serment d’achever ce que les Allemands avaient commencé et essayèrent à plusieurs reprises. Il n’est pas facile de mener une existence paisible et productive quand, de l’autre côté du fleuve, se trouve un ennemi qui a décrété la guerre sainte.

— Mais cela fait longtemps. Les Arabes sont vos amis maintenant.

— C’est agréable de se dire cela, non ? La manne du pétrole n’existe plus et, même si toute notre région est devenue beaucoup plus fertile depuis les changements climatiques, leurs terres sont surpeuplées et ils ne peuvent plus s’offrir le luxe d’une guerre sainte qu’ils aimeraient probablement poursuivre. Ils se sont donc tournés vers ce voisin israélien dont la présence était brusquement accueillie avec plaisir pour lui demander une assistance technologique et industrielle. Et maintenant, c’est vrai, nous sommes tous amis. Nous sommes partenaires. Mais les choses peuvent toujours changer. À mesure que la situation sur la Terre ira en s’aggravant, il se peut que ceux qui ne bénéficient pas de nos atouts décident de se retourner contre nous. Cela s’est déjà produit.

— Vous êtes incroyablement soupçonneux !

— Soupçonneux ? Mais tout prête aux soupçons ! Voilà pourquoi nous ne relâchons jamais notre vigilance. Nous envoyons des agents dans le monde entier afin de flairer les dangers. Les Japonais, par exemple, nous inquiètent.

— Les Japonais ? Pourquoi ?

Enron se rendit compte qu’il était légèrement ivre. Encore une sensation très inhabituelle.

— C’est un peuple haïssable. Un peuple haineux. Ils possèdent d’énormes richesses, mais vivent comme de misérables exilés. Une existence recluse de paranoïaques dans leurs petites enclaves hyper-protégées, disséminées sur toute la surface de la planète. Enfermés derrière leurs murs, ressassant leur amertume d’avoir été chassés de leur pays, détestés par tout le monde pour leur argent et leur pouvoir, opposant à tous une haine encore plus forte, nourrie par un ressentiment et une envie démesurés. Et ceux qu’ils haïssent plus que n’importe qui, ce sont les Israéliens, car, nous aussi, en d’autres temps, nous avons vécu en exil, mais nous avons pu regagner notre pays et c’est un pays magnifique ; car nous sommes forts et entreprenants, nous aussi, et nous contestons aujourd’hui dans le monde entier leur position dominante.

La main d’Enron n’avait pas cessé d’explorer l’intérieur des cuisses de Jolanda. Elle referma les jambes sur son poignet, moins pour l’empêcher d’aller plus loin que pour le plaisir de garder sa main à cet endroit. Avait-elle envie de parler ou de faire l’amour ? Peut-être les deux à la fois, se dit Enron. Pour elle, les deux choses semblaient liées. C’était une intarissable bavarde – sans doute cette drogue qu’elle prenait, l’hyperdex – et une obsédée sexuelle. Il faudrait que je mette un terme à tout ce babillage et que je la fasse rouler avec moi sur le tapis. Puis nous irons dîner. Il avait l’impression de n’avoir rien mangé depuis trois jours.

Mais, sans comprendre pourquoi, il semblait, lui aussi, incapable de cesser de parler.

— Les transformations dues à l’effet de serre ont amené Israël à jouer un rôle de plus en plus important dans l’économie planétaire au moment où les Japonais étaient chassés de leurs îles, s’entendit-il dire. Nous progressons simultanément sur de nombreux fronts. Sais-tu que notre gouvernement a investi massivement dans la plupart des mégafirmes ? Nous avons des intérêts non négligeables aussi bien chez Samurai que chez Kyocera. Mais les mégafirmes demeurent sous le contrôle des Japonais qui s’efforcent de nous laisser sur la touche et sont impatients de nous voir dégringoler de notre position de force. Ils sont prêts à tout pour cela. À tout. Voilà pourquoi nous les tenons à l’œil, Jolanda. Nous tenons tout le monde à l’œil.

— Et en développant la technologie de l’adaptation avant que Samurai ne s’y mette, la position d’Israël serait encore renforcée dans le monde de demain ?

— Nous en avons la conviction.

— Je crois que vous vous trompez. Je pense qu’il faut laisser tomber la Terre et regarder vers l’espace.

— Oui, les stations orbitales. Ton idée fixe.

— Tu crois que je suis idiote, hein ?

— Idiote ? s’écria Enron. Jamais de la vie !

Il ne se donna même pas la peine de paraître sincère. Elle l’ennuyait, elle l’agaçait par trop. Il constata même avec étonnement que l’intérêt qu’il lui portait sur le plan sexuel commençait à retomber. Ce n’est pas une chamelle, songea-t-il, mais une vache. Une vache ridicule, avec des fantasmes d’intelligence.

Il laissa quand même sa main où elle était. Jolanda se balança doucement d’avant en arrière, les cuisses serrées sur cette main. Puis elle se tourna vers lui, ouvrit les yeux et le considéra d’un air bizarre, aguicheur et provocant, un sourire rêveur aux lèvres, comme si elle venait de décider de lui révéler un secret de la plus haute importance.

— Il faut que je te dise que je n’attendrai peut-être pas que notre environnement continue à se détériorer. J’envisage sérieusement d’aller m’établir sous peu sur un satellite L-5.

— Vraiment ? As-tu fixé ton choix sur l’un d’eux en particulier ?

— Oui, il s’appelle Valparaiso Nuevo.

— Je n’en ai jamais entendu parler, fit Enron.

Ils étaient dans une quasi-obscurité, le regard fixé sur le ciel ténébreux. Un chat qu’il ne se rappelait pas avoir encore vu, aux très longues pattes et à la fine tête anguleuse, venait d’apparaître et se frottait contre sa chaussure. La bouteille de vin était vide.

— Non… attends. Je m’en souviens. C’est un sanctuaire, si je ne me trompe. Où des criminels en fuite vont se réfugier ?

Il commençait à se sentir un peu étourdi par la chaleur, l’interminable discussion, le vin, la faim qui le tenaillait, la proximité physique de Jolanda, peut-être même par les effets de son exposition aux sculptures bioréactives. Le désir monta de nouveau en lui, mollement d’abord, puis avec plus de force. Elle était prodigieusement agaçante, mais étrangement irrésistible. Quant à la conversation, elle devenait franchement surréaliste.

— Qu’est-ce qui t’incite à choisir ce satellite ? demanda-t-il.

Elle tourna vers lui un regard brillant de malice, comme une fillette cabotine.

— Je pense qu’il vaudrait mieux que je ne te parle pas de tout ça.

— Vas-y, raconte.

— Tu le garderas pour toi tout seul ?

— Garder quoi ? Je ne comprends pas.