— Eh bien, si tu estimes qu’il y a un risque…
La voix d’Isabelle se fait plus douce, c’est celle de la thérapeute.
— Ce serait trahir sa confiance. Nous avons un engagement moral, Angela et moi. Je suis là pour la guider ; elle a confiance en moi. Je suis la seule personne en qui elle ait confiance.
Sa voix se durcit de nouveau, en un instant : une voix d’acier accompagnée d’un regard furieux. Les sautes d’humeur d’Isabelle se succèdent à la vitesse de la lumière.
— Je me demande bien pourquoi je te parle de ça ! Tu es incapable de comprendre la profondeur de ses craintes. L’envoyer consulter quelqu’un d’autre, l’adresser à un inconnu en cette période si délicate… Mon pauvre ami !
— Mais si tu as peur qu’elle ne mette fin à ses jours…
Ces paroles apaisantes ne font que jeter de l’huile sur le feu. Isabelle s’enflamme de colère.
— Écoute, Nick, c’est à moi, et à moi seule, de décider ! Il y a là une relation qui ne te regarde pas, qui dépasse, et de loin, ton entendement limité. Une relation personnelle complexe entre une jeune fille très inquiète et le seul être humain qui s’intéresse véritablement à elle, et, toi qui n’y connais rien, tu n’as pas à te mêler…
Elle s’interrompt, cligne des yeux comme au sortir d’une transe, respire profondément, goulûment, comme si elle se rendait compte qu’elle a, cette fois, dépassé les bornes.
Un long silence. Rhodes attend.
— Ce n’est pas bien, dit-elle enfin.
— Quoi ?
— Ce que nous faisons, toi et moi. Nous ne devrions pas nous disputer pour des choses de ce genre.
La voix d’Isabelle a retrouvé une douceur apaisante.
— Non, dit Rhodes avec un soulagement profond. Tu as entièrement raison. Nous ne devrions jamais nous disputer pour quoi que ce soit, Isabelle.
Elle semble faire des efforts sincères pour étouffer les bouillonnements de sa colère et l’hostilité qui couve en elle. Il a presque l’impression d’entendre le tic-tac des rouages de son cerveau.
Il attend de voir ce qui va venir.
Ce qui vient, d’une manière totalement inattendue, c’est un changement radical de sujet.
— Parlons d’autre chose, veux-tu ? Savais-tu que Jolanda et l’Israélien sortent ensemble ? Je croyais que tu avais arrangé le coup pour ton ami Paul.
Heureux d’être débarrassé de la déprime d’Angela, Rhodes doit s’adapter aussi vite que possible au nouveau sujet.
— Paul cherchait ce soir-là une compagnie agréable. De toute façon, il est en mer maintenant… L’Israélien, dis-tu ? Et elle le voit souvent ?
— Un soir sur deux, depuis le dîner à Sausalito.
Rhodes réfléchit. Au fond, il s’en fiche, mais Isabelle et Jolanda sont très liées et il faut maintenant envisager l’éventualité qu’une autre soirée déplaisante en compagnie d’Enron ne lui soit bientôt imposée.
— Il l’a invitée à partir en voyage avec lui, reprend Isabelle.
— En voyage ? Où ?
— Une des stations orbitales. Je ne me rappelle plus laquelle.
— C’est un malin, dit Rhodes avec un sourire. Jolanda meurt d’envie depuis des années d’aller faire un tour sur les satellites. Je croyais que son ami de Los Angeles devait l’y emmener, mais Enron a pris les devants. Il est vrai qu’il n’est jamais très difficile pour un homme d’attirer l’attention de Jolanda.
— Ce qui signifie ? demande sèchement Isabelle.
Aïe ! Aïe !
La voix dure comme l’acier est de retour, et le regard de glace. Rhodes comprend qu’il a encore mis les pieds dans le plat.
— Eh bien…, commence-t-il après une hésitation, Jolanda est une fille saine et joviale, aux robustes appétits…
— Un coup facile, c’est bien ce que tu veux dire ?
— Écoute, Isabelle, mon intention n’était pas…
— Mais c’est bien ce que tu penses d’elle, non ?
C’est reparti : agressive, le regard noir, elle recommence à faire les cent pas.
— Voilà pourquoi tu as manigancé ce coup avec ton vieux pote. Une nuit de plaisir pour lui, aussi sûr que deux et deux font quatre !
Cela va de soi ; elle le sait aussi bien que lui. Ils sont tous adultes ; Jolanda n’est pas un modèle de vertu, Isabelle non plus. Il est beaucoup trop tard pour se mettre à faire l’éloge de la chasteté de Jolanda. En défendant son amie, Isabelle ne fait que chercher une mauvaise querelle. Mais Rhodes n’ose pas lui dire un seul mot de tout cela.
Il n’ose rien dire du tout. C’est Isabelle qui le fait à sa place.
— Tu as dit à Paul qu’elle couche avec tout le monde, c’est ça ?
— Pas explicitement. Mais, enfin, Isabelle !… Tu sais aussi bien que moi que Jolanda mène une vie de patachon !
— Elle a couché avec toi ?
— Isabelle !
— Alors ? J’attends !
En réalité, la réponse est oui. Rhodes ignore si Isabelle est au courant. Jolanda confie des tas de choses à son amie, mais peut-être lui a-t-elle caché cela. Il se demande comment sortir de cette impasse : il ne veut ni que la situation s’envenime pour s’achever en une scène de tous les diables ni se faire prendre en flagrant délit de mensonge. Il cherche une échappatoire.
— Quel rapport avec notre conversation ? lance-t-il.
— A-t-elle couché avec toi, oui ou non, Nick ?
Une longue inspiration. Très bien, il va lui dire ce qu’elle veut savoir.
— Oui. Une fois.
— Salaud !
— Tu n’étais pas là. Elle est passée me voir ; je ne sais plus quand c’était. Il faisait une chaleur terrible, caniculaire, nous sommes allés à la plage, et après…
— Ça va ! Tu n’es pas obligé de me repasser tout le film !
Le dos tourné, elle se tient devant la fenêtre, telle une statue de marbre.
— Isabelle…
— Va te faire foutre !
— Tu veux que je parte ?
— À ton avis ?
— Nous n’allons pas nous séparer pour une histoire comme celle-là.
— Je ne sais pas. Peut-être, nous verrons.
Au son de sa voix, il sent qu’elle vacille, qu’elle se radoucit. L’alternance du chaud et du froid, une de ses spécialités. Rhodes s’avance vers le buffet et se sert un verre, bien tassé. Ce n’est qu’après qu’il se rend compte qu’il en avait déjà un sur la table. Il avale une grande goulée du nouveau et le pose près du premier.
— Tu peux rester, si tu en as envie, articule-t-elle, l’air indifférent, d’une voix lointaine, sans énergie. Tu peux partir, si tu préfères.
— Je suis désolé, Isabelle.
— Pour quoi ?
— Pour Jolanda.
— Laisse tomber. Qu’est-ce que ça changera ?
Il se prend fugitivement à redouter qu’Isabelle, à son tour, ne lui confesse une aventure, dans l’intention de le punir ou d’alléger son sentiment de culpabilité. Quoi qu’il en soit, il ne veut pas d’aveu de ce genre, si aveu il doit y avoir. En ce qui le concerne, Jolanda fut son seul écart de conduite. Le fait de coucher avec elle fut presque automatique, machinal : elle semblait ne pas lui donner d’autre importance, en cette unique occasion, que celle d’une agréable occupation, pour terminer la soirée, une partie amicale de jambes en l’air, sans signification ni avenir. Et il avait foncé tête baissée.
— Écoute, Isabelle…
Rhodes s’avance vers elle, ouvre les bras, lui effleure les épaules du bout des doigts. Ses mains tremblent. Les muscles de son dos sont noués ; il a l’impression que ce sont des plaques de fonte.
— J’aimerais rester.