— Comme tu voudras, dit-elle, toujours distante.
— Tu le savais, n’est-ce pas ? Jolanda et moi ?
— Bien sûr.
— Alors, pourquoi… ?
— Pour voir ta réaction.
— Ma franchise me vaudra au moins un bon point.
— Oui, je suppose que tu l’as mérité. Bon, je vais terminer ce que j’étais en train de faire. D’accord ?
Elle se dégage et s’éloigne. Rhodes revient au centre de la pièce, vide l’un de ses deux verres, puis le second et, au bout d’un moment, s’en verse un troisième. C’est un affreux tord-boyaux ; Isabelle a un penchant pervers pour les plus mauvaises marques. Mais il est bien obligé de boire ce qu’elle a. Celui-ci est assurément l’un de ces alcools bon marché à base d’algues fermentées, scandaleusement autorisés à porter le nom de scotch. Mais, si on lui donne le choix entre un mauvais alcool et pas d’alcool du tout, il boira sans se plaindre le mauvais alcool et en quantité. Parfois, il n’en revient pas de ce qu’il est capable d’ingurgiter, ces temps-ci. Quand il entend enfin qu’Isabelle s’apprête à se coucher, il va la rejoindre. Il est minuit passé et il est épuisé. Malgré la climatisation, l’air brûlant et vicié de la nuit a envahi l’appartement, faisant pénétrer à travers les murs ses impalpables tentacules pestilentiels, emplissant toutes les pièces, du sol au plafond, d’une suffocante odeur de renfermé.
Elle lui tourne le dos dans l’obscurité. Rhodes commence à lui caresser les épaules.
— Non ! fait-elle d’une voix sépulcrale.
— Isabelle…
— Non. Il est tard.
Il se raidit dans le lit, bien éveillé. Il sait qu’elle ne dort pas non plus. Le temps passe : une demi-heure, une heure. Le hurlement d’une sirène retentit quelque part sur l’autoroute. Rhodes repasse les événements de la soirée dans son esprit et se demande pourquoi les choses ont mal tourné. Elle s’inquiète pour Angela ; ce ne peut être que cela. Sa compétence professionnelle est remise en question. Et elle a dû s’attacher à la jeune fille ; on appelle cela un « contre-transfert ». Pas étonnant. Mais il y a aussi l’histoire de Jolanda…
Il fait une nouvelle tentative, pose la main sur elle.
Muscles durs comme du fer. Corps rigide.
Il a follement envie d’elle. Comme toujours, nuit après nuit. Sa main épouse les contours du bras et vient se nicher contre le globe doux de son sein droit. Les seins d’Isabelle sont tout ce qu’il y a de doux chez elle : son corps est mince, dur, athlétique. Elle ne fait pas un mouvement. Il la caresse tout doucement, il souffle sur sa nuque. Aucune réaction ; elle pourrait aussi bien être morte.
— Très bien, lance-t-elle enfin, puisque tu en as tellement envie ! Finissons-en !
Elle se retourne, s’allonge sur le dos. Elle écarte les jambes, le regard noir.
— Isabelle ! Je t’en prie !
— Vas-y ! Qu’est-ce que tu attends ?
Bien sûr, il ne veut pas que cela se passe comme ça, non, vraiment pas. Mais, avec elle, il est désarmé, incapable de résister quand elle l’attire violemment à elle pour le faire rouler sur son ventre. Vite, piteusement, il la pénètre – elle est quand même prête à le recevoir – et elle commence à remuer les hanches pour le conduire implacablement vers une prompte conclusion. Il couvre son visage de baisers reconnaissants, mais, en même temps, il se sent choqué, hébété, horrifié par ce qu’ils font, par cette baise rageuse, morbide, la mort de l’amour. Au moment du plaisir, il fond en larmes.
Elle le prend dans ses bras, le serre contre sa poitrine, lui caresse les cheveux, lui murmure des mots doux. Comme si tout allait pour le mieux. Mais Rhodes, lui, ne s’en remet pas.
Les paroles de Carpenter résonnent brusquement dans ses oreilles.
— Elle est perturbée, Nick.
— Non, elle est simplement une ardente…
— Écoute-moi ! Isabelle souffre de troubles affectifs. Tout comme son amie Jolanda que tu as eu la bonté de jeter dans mon lit, l’autre soir. Ces femmes ont une sexualité très développée et, nous autres, toujours en quête du réconfort d’une partie de jambes en l’air, sommes terriblement vulnérables à l’appel de la drogue mystérieuse qui palpite entre leurs cuisses…
Bon ! Bon ! S’il avait tant soit peu de courage, il prendrait la fuite. Il le sait, mais il a toujours eu de la difficulté à faire ce genre de chose. Il cherche désespérément à s’accrocher à tout ce qui laisse seulement entrevoir un réconfort.
Rhodes finit par succomber à un sommeil agité. À 5 heures, il est réveillé ; il embrasse Isabelle endormie sur le bout du nez et rentre chez lui.
Il est à son bureau quelques minutes après 8 heures. Les événements de la nuit pèsent encore sur lui, mais il espère qu’une dure journée de travail lui permettra de chasser cette déprime. Il songe que, malgré les moments affreux, ils ont au moins échappé à une nouvelle dispute au sujet de ses travaux. Mais c’est vraiment une piètre consolation.
Il fit attendre Van Vliet aussi longtemps que possible, bien avant dans la matinée. La perspective de voir Van Vliet lui faisait mal au ventre. L’accord pour l’augmentation du budget de recherches sur l’hémoglobine avait été transmis à New Tokyo quatre jours auparavant ; selon toute probabilité, il serait accepté sans soulever d’objection, étant donné le prestige dont Rhodes jouissait auprès de la direction générale.
En attendant, Van Vliet avait intérêt à se tenir tranquille. Mais il en semblait incapable et c’est deux ou trois fois par jour qu’il appelait Rhodes pour l’informer avec excitation de tel ou tel nouveau corollaire de sa théorie initiale. Rhodes n’avait aucun désir d’en ingurgiter une nouvelle dose, pas après la nuit qu’il venait de passer, du moins pas de si bonne heure.
Il traîna autant que possible, fourrageant obstinément dans ses deux bureaux virtuels et dans le fouillis du réel, signant des papiers sans se donner la peine de les lire, poussant, sans les avoir signés, des documents au rebut, travaillant avec une coupable distraction. Petit à petit, il sentit diminuer le feu de certaines des plus récentes brûlures de son âme.
Deux verres d’alcool l’aidèrent à traverser ce moment difficile. Le premier avait un goût étrangement métallique – sans doute le contrecoup de la veille, des dégâts infligés à son palais par l’abus du prétendu scotch à base d’algues d’Isabelle –, mais le second lui fit du bien. Le troisième descendit sans le moindre problème.
Enfin, se sentant requinqué et sachant qu’il ne pouvait se dérober plus longtemps à l’entretien avec son jeune collègue, Rhodes se tourna vers l’annonceur.
— Je suis libre pour m’entretenir avec le docteur Van Vliet, dit-il.
— Cela signifie-t-il que vous prenez de nouveau des appels ? demanda l’androïde.
— Je suppose. Y en a-t-il eu ?
— Un seul.
Isabelle ! Elle regrette que tout soit devenu si moche hier soir !
Non, ce n’était pas Isabelle.
— M. Nakamura a appelé, dit l’androïde.
— Qui ?
— M. Nakamura, de la société immobilière East Bay. À propos de la maison de Walnut Creek que vous aimeriez acheter.
Rhodes ne connaissait personne du nom de Nakamura. Il n’envisageait pas d’acheter une maison, ni à Walnut Creek ni ailleurs.
— Ce doit être un faux numéro, expliqua-t-il. Ce monsieur devait vouloir parler à un autre Nicholas Rhodes.
— Il a dit que cela vous viendrait certainement à l’esprit. Mais il m’a demandé de vous dire que ce n’était pas une erreur, que vous comprendriez tout de suite les conditions de son offre et qu’elles vous plairaient beaucoup, si vous en parliez avec lui.