Nakamura ?
Walnut Creek ?
Cela n’avait aucun sens. Mais il y réfléchirait plus tard. Van Vliet était déjà en ligne.
Il tenait à apporter sur-le-champ de nouveaux tableaux dans le bureau de Rhodes. Quelle surprise de voir rappliquer Van Vliet avec une brassée de tableaux !
— Des tableaux de quoi ? soupira Rhodes.
— Nouvelles extrapolations atmosphériques, prévisions des niveaux d’acide cyanhydrique, mesures envisagées pour faire face à leurs conséquences.
— Mon bureau est affreusement encombré, Van Vliet. Cela ne pourrait pas attendre un peu ?
— Mais c’est terriblement excitant !
— Excitant de respirer de l’acide cyanhydrique ? lança Rhodes. Oui, sans doute. Mais pas très longtemps.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Nick.
Du jour au lendemain, il l’avait appelé par son prénom, précisément depuis que la demande d’augmentation de son budget avait été expédiée à New Tokyo. Ce changement ne plaisait guère à Rhodes.
— Voyez-vous, Nick, nous venons de sortir un système d’équations assez effrayant, qui indique la probabilité d’une formation d’aminoacides océaniques. Des aminoacides nouveaux ! Si vous pouviez m’accorder cinq petites minutes pour me permettre de vous montrer ce dont il s’agit…
— D’accord, fit Rhodes. Cinq minutes.
Van Vliet en arracha quinze. Surtout par la faute de Rhodes qui prit intérêt aux explications de Van Vliet, dont les prévisions semblaient montrer que, dans un avenir proche, la composition chimique de l’océan pouvait, dans une certaine mesure et sans certitude, reproduire certains aspects de celle de la mer primitive. Après avoir, pendant plusieurs siècles, joyeusement empli la biosphère de toutes sortes de déchets mortels, l’humanité semblait sur le point de se faire une nouvelle et géniale surprise, ayant trait cette fois à la vie plutôt qu’à la mort. Une biogenèse inattendue, accompagnée d’une morbidité prévisible, une réapparition des forces chimiques originelles ayant donné naissance aux premiers êtres vivants de la planète, un méli-mélo marin de purine, d’adénine et d’aminoacides s’agitant et se recombinant en polymères complexes dont certains s’auto-reproduisaient et d’où pouvait naître…
N’importe quoi ou presque.
Un affreux bouillonnement d’informations génétiques aléatoires mijotant dans les profondeurs des océans du XXIVe siècle.
— Vous imaginez ? s’écria Van Vliet. Les conditions de l’apparition de nouvelles formes de vie sont réunies ! Une nouvelle création est en cours !
— Une seconde chance pour les trilobites, hein ? lança Rhodes avec un petit rire cordial qu’il alla chercher tout au fond de lui-même.
Cette saillie ne sembla pas amuser Van Vliet qui lui jeta un regard réprobateur.
— Je parle d’organismes unicellulaires, Nick. Des bactéries, des protozoaires. Une microfaune pélagique dont l’évolution spontanée et imprévisible pourrait causer de graves ennuis aux organismes déjà présents sur la planète. Nous, par exemple.
C’est juste, se dit Rhodes. Tout un paquet de saloperies indéterminées remontant du fond des mers pour s’attaquer à une planète qui n’a vraiment pas besoin d’un nouveau fléau.
C’était une spéculation hardie mais intéressante ; Rhodes le reconnut en toute sincérité. Mais, en toute sincérité, il ne comprenait pas, du moins à première vue, quel rapport tout cela pouvait avoir avec les travaux du programme Survie/Modification de Santachiara Technologies. Il décida d’y aller prudemment.
— J’admire le soin avec lequel vous examinez toutes les conséquences de cette situation, Van, mais je ne suis pas sûr de pouvoir obtenir un budget pour une étude portant sur des maladies provoquées par des micro-organismes dont l’évolution n’a pas encore commencé.
— Au contraire, Nick, répliqua Van Vliet avec un sourire froid, presque dédaigneux. Si nous pouvons prévoir les conséquences potentielles d’un bond en avant dans le processus naturel de l’évolution, il nous sera peut-être possible de préparer des défenses contre des variétés nouvelles et hostiles de…
— Van, je vous en prie ! Avançons pas à pas, voulez-vous ?
De toute évidence, ce n’était pas la méthode préférée de Van Vliet. Et l’absence manifeste de marques d’enthousiasme de la part de Rhodes pour cette nouvelle approche n’était, pour le jeune chercheur, qu’une preuve supplémentaire du conservatisme incurable du directeur adjoint. Rhodes parvint pourtant à l’apaiser en le félicitant chaleureusement de la nouvelle orientation de ses recherches, en demandant à voir d’autres études, en promettant d’aborder le sujet de la nouvelle biogenèse lors de la prochaine réunion des directeurs. Et il le reconduisit en douceur jusqu’à la porte.
Quand Van Vliet fut sorti, il s’octroya encore un verre, un petit, juste pour l’aider à passer plus aisément au problème suivant.
En l’occurrence, réfléchir à l’appel de M. Nakamura. Rhodes était encore convaincu que ce Nakamura avait fait un faux numéro, mais il trouvait bizarre que l’inconnu eût précisé que ce n’était pas une erreur, comme s’il avait prévu sa réaction perplexe. Il y avait là quelque chose qui le turlupinait et exigeait d’être tiré au clair.
À propos de la maison de Walnut Creek que vous aimeriez acheter…
L’idée lui traversa l’esprit qu’il s’agissait peut-être d’une sorte de code faisant référence à quelque mystérieuse entreprise dans laquelle Nakamura comptait l’entraîner ; la vente de secrets de ses recherches, une opération tordue de contre-espionnage, ce genre de choses. Rhodes n’ignorait pas que c’était monnaie courante dans l’univers des mégafirmes, même s’il n’avait aucune expérience personnelle de la chose.
Il appela Ned Svoboda, du service Imagerie et Schématique.
Svoboda était un compagnon de beuverie occasionnel qui présentait la particularité d’avoir travaillé pour trois mégafirmes en une douzaine d’années ; outre Samurai Industries et Kyocera-Merck, il avait été employé auparavant par un groupe un peu moins gigantesque : I.B.M./Toshiba. Svoboda était perspicace, aussi digne de confiance que quiconque, et il avait pas mal roulé sa bosse. Nul ne s’y connaissait mieux que lui en matière de codes d’entreprise, d’espionnage industriel et le reste.
— Cela te dérange si je passe te voir pour discuter quelques minutes ? demanda Rhodes. Il s’est passé quelque chose de bizarre et j’ai besoin d’un petit conseil.
Pas besoin d’ajouter en termes explicites qu’il valait mieux ne pas en parler sur le réseau de communications de la Compagnie. Les fils téléphoniques avaient des oreilles, tout le monde le savait.
Comme cela ne le dérangeait pas, Rhodes descendit les huit étages et retrouva Svoboda sur la terrasse de détente sous bulle, attenante à son bureau. Petit et costaud, la quarantaine, il avait des cheveux bruns ébouriffés et des traits slaves accentués.
— J’ai reçu un coup de fil très particulier ce matin, expliqua Rhodes. Un type de Walnut Creek au nom japonais, qui se prétend agent immobilier. Il disait dans son message qu’il aimerait s’entretenir avec moi d’une maison que je souhaiterais acheter.
— Je ne savais pas que tu avais l’intention de t’établir là-bas.
— Je n’en ai pas l’intention. Et je ne connais ce Japonais ni d’Ève ni d’Adam.
— Je vois…
— Mais il le sait. Il s’est donné la peine de préciser à mon annonceur que, quoi que je puisse en penser, il ne s’agissait pas d’une erreur, que c’était bien moi qu’il essayait de joindre et que je serais vraiment intéressé par ce qu’il avait à me proposer. Alors, j’ai commencé à me poser des questions…