Rhodes détestait laisser au cerveau de sa voiture le soin de la réflexion. Mais, dans le cas présent, il ignorait totalement où il allait ; tout ce qu’il savait, c’est que le code du module de parcours était H112.03/accès WR52, quelque part aux environs de Walnut Creek.
— Conduisez-moi à H112.03/accès WR52, ordonna-t-il à la voiture.
Elle répéta docilement la combinaison de chiffres et de lettres.
— À propos, demanda Rhodes, où est-ce, exactement ?
Mais la voiture ne put que lui indiquer de nouveau le code. Pour son cerveau, l’emplacement de H112.03/accès WR52 était un endroit connu sous ce numéro de code. Un point, c’est tout.
Le véhicule tenait fort bien la route, compte tenu de la force du vent contraire. Il conduisit Rhodes sans une embardée jusqu’au vieux tunnel de Caldecott qui débouchait à l’est des collines et s’engagea dans une campagne desséchée, calcinée, où il faisait toujours 100 C de plus que sur la côte, car la brise rafraîchissante du Pacifique ne pouvait arriver si loin dans les terres, même les jours où le Diablo ne sévissait pas. Ce jour-là, avec le vent d’est brûlant, la différence de température devait être beaucoup plus élevée ; une chaleur de désert, se dit Rhodes, une vraie fournaise, où l’on cuirait comme une omelette en trente secondes. Mais il était en sécurité dans la bulle hermétique et confortable de la voiture qui le conduisait rapidement sur la route longeant les vénérables tours d’habitation des anciennes banlieues tranquilles : Orinda, Lafayette, Pleasant Valley, en direction de Walnut Creek, la tentaculaire métropole délabrée… mais, juste avant l’échangeur de Walnut Creek, après deux virages en zigzag, la voiture quitta la route principale et commença à gravir une colline. La contrée, rigoureusement déserte, donnait une étonnante impression de vide piqueté de loin en loin par un chêne dont la silhouette rabougrie se détachait sur l’herbe roussie. La voiture franchit une première grille, puis une seconde, et arriva devant un poste de contrôle auprès duquel les deux grilles n’étaient que barrières de gaze.
Des lettres d’un vert éclatant, flottant à une douzaine de mètres du sol, annonçaient :
KYOCERA-MERCK, LTD
CENTRE DE RECHERCHES DE WALNUT CREEK
Il avait donc la réponse qu’il attendait, même si elle ne faisait déjà plus guère de doute.
La voiture, comme sous l’emprise d’un cerveau invisible, programmé par Kyocera, franchit le poste de contrôle, longea une suite de bâtiments en brique d’aspect luxueux et pénétra sous un dôme de réception.
M. Kurashiki l’attendait ; ce n’était pas une simulation, mais un vrai Japonais, un être de chair et de sang, pourvu d’une certaine grâce reptilienne. M. Kurashiki salua cérémonieusement, à la japonaise, une rapide inclination de la tête, tel un automate. Un petit sourire, d’automate aussi. Rhodes lui rendit son sourire, mais se dispensa de la courbette. Les formalités achevées, Kurashiki conduisit Rhodes dans une cabine de transport ; elle les monta et les déposa dans un bureau qui, à en juger par le mobilier ad hoc et l’impression générale d’improvisation et d’austérité, était à l’évidence destiné à ce genre de réunion au pied levé.
Il était midi tapant.
M. Kurashiki disparut sans un bruit ; Rhodes s’avança. Un Japonais d’une taille inhabituelle se tenait précisément au centre de la pièce. Celui-ci était d’un genre totalement différent. On l’eût dit sculpté dans une obsidienne jaune-vert : traits anguleux, grain luisant de la peau, yeux noir de jais, brillants, écartés, surmontés de sourcils touffus formant une ligne continue. Pommettes très saillantes, aux arêtes vives.
Pas de salut de ce Japonais. Mais un sourire qui semblait presque humain.
— Bonjour, docteur Rhodes. Je suis extrêmement heureux que vous ayez pu nous faire l’honneur de votre présence aujourd’hui. Vous me pardonnerez, je n’en doute pas, notre petit subterfuge, le prétexte d’une affaire immobilière. Ce genre de chose est parfois nécessaire, comme vous le savez, j’en suis certain.
Il avait une voix grave et sonore, un accent étranger perceptible, l’anglais japonais moderne international, cet accent roucoulant de la race en exil qui, de ses différents refuges éparpillés aux quatre coins du globe, avait commencé à mettre au point un parler nouveau et distinctif de la langue universelle.
— Mais je ne me suis pas présenté. Nakamura, Cadre, Échelon Trois.
Une carte de visite apparut dans sa main comme par un tour de prestidigitateur, un élégant rectangle plastifié, à bordure dorée, qu’il tendit à Rhodes avec le geste preste d’une main exercée.
Rhodes regarda la carte. Les caractères métalliques émettaient une sorte de lueur intérieure de talisman. Elle portait le logo de Kyocera-Merck, le nom hideki nakamura en lettres éclatantes à trois dimensions et le chiffre 3 dans un angle. La marque du standing de Nakamura, sa position dans la hiérarchie de l’entreprise.
Un Échelon Trois ?
Un très important poste de direction, juste un cran au-dessous des deux échelons suprêmes, occupés dans leur quasi-totalité par les dynasties héréditaires qui exerçaient sur les mégafirmes un pouvoir absolu. Dans toute sa carrière, Rhodes n’avait jamais eu l’occasion de voir quelqu’un, a fortiori de parler à quelqu’un de plus haut dans la hiérarchie qu’un Échelon Quatre.
Un peu secoué, il glissa la carte dans sa poche. Nakamura lui tendait maintenant la main pour le salut occidental conventionnel. Rhodes la prit. Elle ne différait guère de la main du commun des mortels.
Nakamura continuait de sourire. Mais, derrière le sourire, Rhodes crut percevoir la rage froide qui dévorait ces Nippons de haute volée chassés de leur patrie par les flots déchaînés, malgré leur richesse, leur puissance et leur intelligence. Contraints de refaire leur vie aux quatre coins du monde, parmi les barbares au teint blême et au gros nez, laids, malodorants, velus. Et même de devoir de temps à autre leur serrer la main.
— Puis-je vous offrir quelque chose à boire, docteur Rhodes ? J’ai personnellement un faible pour le cognac et vous accepterez peut-être de vous joindre à moi…
Ils ont déjà fait leur enquête, songea Rhodes avec une pointe d’admiration.
— Certainement, répondit-il, peut-être un peu trop vite. Très volontiers.
14
— Il y a un restaurant là-bas, dit Enron. Allons dîner.
— Un restaurant ? fit Jolanda. Je ne vois pas de restaurant, Marty.
— Là… là !
Enron lui souleva le bras, comme s’il s’agissait d’un morceau de bois articulé, fixé à son torse, et le tendit dans la direction qu’il indiquait.
— Tu vois cet endroit, avec les tables devant la façade, les stores vert et rouge. Tous les restaurants sont en plein air, comme celui-là. Parce que ici l’air est respirable.
— Ha ! fit-elle, l’air rêveur. Oui, je comprends.
Comprenait-elle vraiment ? Ils avaient déjà passé huit heures à Valparaiso Nuevo et elle se déplaçait encore comme une somnambule. Certes, c’était la première fois qu’elle posait les pieds sur une station orbitale, mais quand même…