Rhodes commençait à avoir le gosier sec.
— Vous présentez les choses d’une manière très alléchante, fit-il d’une voix rauque.
— C’est le but que nous poursuivons. Il va sans dire que nous espérons que vous vous feriez accompagner de la totalité ou de la majorité de votre équipe de chercheurs.
— En faisant cela, je m’exposerais à des complications juridiques, vous ne croyez pas ?
— C’est nous qui nous exposerions à des complications juridiques, fit Nakamura. La compagnie, docteur, pas vous en tant qu’individu. Et nous sommes disposés à assumer ce risque.
Il avança la bouteille de cognac.
— Encore un ?
— Non, merci, répondit vivement Rhodes en posant la main sur son verre.
— Je crois que je vais m’en servir un, reprit Nakamura.
Il remplit son verre et le leva comme pour porter un toast. Affable, détendu, charmant, un vrai copain.
— Il serait, à mon avis, prématuré d’aborder dès aujourd’hui certains détails comme celui du salaire. Mais vous avez compris, j’en suis sûr, que nous saurons nous montrer d’une extrême générosité, à la fois en termes de rétribution directe et d’avancement hiérarchique, aussi bien pour vous que pour vos principaux collaborateurs.
La tête de Rhodes commençait à lui tourner.
— Passons maintenant, poursuivit Nakamura, au rapport entre le docteur Wu Fang-shui et ce dont nous venons de parler.
Oui. Il ne fallait pas oublier que Wu jouait un rôle dans cette histoire.
— Quand il en aura terminé avec le projet de vaisseau spatial, l’affaire de quelques mois, d’après nos estimations, il serait tout à fait possible d’intégrer le docteur Wu à votre équipe. Disons, en qualité de consultant. Un conseiller d’expérience, ni votre supérieur ni votre subordonné, simplement associé à votre projet, un réservoir de compétences techniques d’un très haut niveau. Nous tenons par exemple de source sûre qu’un membre de votre équipe a formulé une proposition audacieuse, pour ne pas dire radicale, ouvrant une nouvelle voie de recherches, qui pourrait se révéler extraordinairement fructueuse, mais qui, dans l’immédiat, est bouchée par des obstacles techniques apparemment insurmontables. Nous pouvons imaginer, en pareil cas, qu’un scientifique de la stature du docteur Wu, abordant ces obstacles avec un regard neuf, si j’ose dire, soit en mesure d’émettre des suggestions qui…
Rhodes était abasourdi.
Ils étaient déjà au courant des travaux de Van Vliet ? Selon toute apparence, oui. Et ils faisaient miroiter la présence d’une figure du calibre de Wu Fang-shui pour l’aider à mener à bien les propositions de Van Vliet ?
Incroyable. Absolument incroyable.
— Réflexion faite, je crois que je vais accepter ce verre, monsieur Nakamura.
— Certainement, fit Nakamura en lui versant une double, voire une triple dose.
Puisant dans les profondeurs inexplorées de son être, Rhodes trouva la force de poursuivre.
— Vous comprendrez que je ne suis pas en mesure de vous donner aujourd’hui une réponse définitive.
— Bien entendu. C’est un tournant décisif de votre carrière, pratiquement une restructuration. J’ai conscience de vos obligations envers Samurai Industries ou, plus précisément, Santachiara Technologies. Vous n’êtes pas homme à prendre de grandes décisions à la légère ou dans la précipitation. Nous le savons – nous vous avons observé très attentivement, docteur Rhodes, vous ne serez pas surpris de l’apprendre – et c’est un trait de votre caractère que nous apprécions. Prenez votre temps. Réfléchissez tranquillement. Discutez de ce dont je vous ai parlé avec vos amis, ceux auxquels vous pouvez vous confier.
— Oui.
— Il n’est pas besoin d’insister sur l’importance de la discrétion dans ces discussions.
— Absolument.
— Nous restons en contact, docteur Rhodes, conclut Nakamura en se levant.
— Oui. Certainement.
— Cette première réunion fut, pour moi, très fructueuse et j’espère qu’il en va de même pour vous.
— Oui. Extrêmement.
Au moment où Rhodes se retirait, Nakamura s’inclina devant lui d’une manière cérémonieuse. Rhodes fit de son mieux pour lui rendre gauchement son salut.
Un Échelon Trois qui me fait une courbette ! se dit-il. Incroyable !
Kurashiki l’attendait pour le raccompagner à sa voiture. Rhodes resta un moment assis, les mains sur le volant, encore hébété, ne sachant où demander à la voiture de le conduire. Il était encore assez tôt dans l’après-midi. Retourner au labo ? Non, pas tout de suite. Pas dans l’état où il était. Ivre ou tout comme, trempé d’une sueur aigre provoquée par l’extrême tension, il se sentait totalement épuisé. Au bord des larmes. Un entretien en tête à tête avec un Échelon Trois ; une proposition pour équiper un labo selon ses désirs, sans regarder à la dépense ; et, plus époustouflant encore, Wu Fang-shui en personne qui viendrait lui donner un coup de main ! Décidément, Rhodes n’en revenait pas.
Il fallait qu’il raconte tout cela à quelqu’un. Mais qui ? Isabelle ? Grand Dieu ! non ! Ned Svoboda ? Pas vraiment.
C’est Paul Carpenter qu’il lui fallait. Le seul être au monde en qui il eût une confiance absolue. Mais Carpenter était quelque part en mer, où il faisait joujou avec des icebergs. Rhodes savait bien que, pour l’instant, il était seul et qu’il lui faudrait lutter pour garder un secret si lourd qu’il avait l’impression d’avoir un bloc de plomb fondu dans la gorge.
— Conduisez-moi chez moi, ordonna-t-il à la voiture.
Il n’avait pas du tout le sentiment d’être un chef de service Échelon Huit, pas plus qu’un scientifique jouissant d’une considération internationale, il se sentait plutôt dans la peau d’un petit garçon qui s’était trop éloigné du rivage et se demandait comment regagner la terre ferme à la nage.
18
— Si vous voulez mon avis, cap’tain, fit Hitchcock, le mieux serait de tous les ramener, oui, tout l’équipage. Nakata crochera un ou deux grappins dans leur foutu rafiot et nous le remorquerons avec l’iceberg, jusqu’à Frisco.
— Attendez un peu ! protesta Carpenter. Avez-vous perdu la tête ? Je ne suis pas un pirate, moi !
— Qui parle de piraterie ? C’est notre devoir. De la manière dont je vois les choses, il faut les remettre aux autorités. C’est une bande de mutins.
— Je ne suis pas non plus un flic, rétorqua Carpenter. Ils ont voulu se mutiner, eh bien, ils se sont mutinés ! Ce ne sont pas mes oignons. J’ai un boulot à faire. Tout ce que je veux maintenant, c’est mettre le cap à l’est avec cet iceberg en remorque, sans avoir à tirer un bateau chargé de cinglés.
Hitchcock garda le silence. Son visage carré et hâlé se ferma.
— Écoutez, reprit Carpenter qui sentait monter la colère en lui, ne vous imaginez surtout pas que je vais mettre cet équipage aux arrêts. Ne vous imaginez surtout pas ça, Hitchcock. C’est hors de question et vous le savez fort bien.
— Vous savez, fit Hitchcock d’une voix douce, nous prenions ce genre de chose très au sérieux dans l’ancien temps. Vous voyez ce que je veux dire ? On ne se contentait pas de fermer les yeux.
— Vous ne comprenez pas…, insista Carpenter.
Le navigateur lui lança un regard chargé de mépris.
— Bon ! fit sèchement Carpenter. Maintenant, écoutez-moi bien. Ce bateau ne peut que nous causer des ennuis. La femme qui le commande est quelqu’un dont on n’a pas envie de trop s’approcher. Pour la neutraliser, il faudrait la mettre aux fers et, croyez-moi, ce ne serait pas aussi facile que vous semblez le penser. Nous ne sommes que cinq et je ne sais combien ils sont. De plus, ce navire appartient à Kyocera-Merck. Samurai ne nous paie pas pour tirer les marrons du feu.