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Ou tout simplement les laisser dans leurs dinghys et remorquer les trois canots jusqu’à San Francisco…

Non. Non.

— Ce n’était pas faisable, Nick. Tu peux me croire sur parole. Ils étaient au moins quinze, peut-être une vingtaine, et déjà, pour nous cinq, nous avions à peine assez d’espace pour vivre. Et je ne parle pas des vivres ni des réserves d’Écran. Enfin, Nick, t’imagines-tu que j’avais envie d’abandonner ces pauvres bougres au milieu du Pacifique ? Tu ne crois pas que j’avais le cœur serré en prenant cette décision ?

Rhodes hocha lentement la tête, puis il regarda Carpenter d’un air bizarre.

— As-tu signalé à quelqu’un que tu avais vu un navire en détresse ? demanda-t-il.

— Ce n’était pas nécessaire, répondit Carpenter d’un ton maussade. Ils avaient leur propre radio.

— Tu n’en as donc pas parlé aux autorités maritimes ? Tu as levé l’ancre et tu les as laissés en plan ?

— Oui. J’ai levé l’ancre et je les ai laissés en plan.

— Bon Dieu, Paul ! souffla Rhodes en faisant signe au serveur d’apporter deux autres verres. Bon Dieu ! Je crois que tu n’as vraiment pas eu une bonne idée de faire ça.

— Non, vraiment pas. Tu veux dire que c’est comme si je m’étais éloigné du lieu d’un accident sans m’arrêter ? poursuivit Carpenter qui avait de la peine à soutenir le regard de Rhodes. Mais tu n’étais pas là, Nick, tu ne peux pas savoir ! J’ai agi sous la pression des événements. Notre bateau était trop petit. J’avais un énorme iceberg en remorque et je voulais me mettre en route avant qu’il ne fonde. Les marins du calamarier s’entre-déchiraient depuis des semaines, ils avaient l’air cinglés et dangereux. De plus, ils étaient employés par Kyocera et, même si ce facteur n’a pas été décisif, je ne pouvais m’empêcher d’y penser. Il m’était absolument impossible de les prendre à mon bord. Alors, j’ai mis les voiles. Je ne te demande pas de m’approuver, mais c’est comme cela que ça s’est passé. J’aurais pu lancer un appel radio pour que quelqu’un se porte à leur secours, mais je me suis dit qu’ils avaient dû envoyer leur propre S.O.S. et que je n’avais pas besoin de le faire à leur place. Pour ce qui est d’envoyer un rapport officiel sur les événements, si je ne l’ai pas fait, c’est parce que… parce que…

Il chercha un moment ses mots, incapable de fournir une explication.

— Je suppose, reprit-il enfin sous le regard devenu implacable de Rhodes, que j’ai pensé que cela me ferait du tort, si j’informais les autorités que j’avais laissé un navire en détresse sans lui porter secours. J’ai donc essayé de passer toute cette affaire sous silence. Comprends-moi, Nick, c'était mon premier commandement !

— Tu as demandé à ton équipage de ne pas en parler ?

— Oui, mais ils n’ont pas voulu se taire.

— Les survivants de l’autre navire ont dû te dénoncer eux aussi, non ?

— Quels survivants ? Il ne peut pas y avoir eu de survivants.

— Oh ! Paul !… Paul !…

— C’était mon premier commandement, Nick. Je n’ai jamais demandé à être capitaine au long cours.

— Tu n’as pas refusé le poste, que je sache.

— C’est vrai, je ne l’ai pas refusé. Et voilà comment, pour la première fois de ma vie, j’ai fait quelque chose de vraiment dégueulasse. Je m’en mords les doigts, Nick, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Tu comprends ?

— Prends donc un autre verre.

— Qu’est-ce que ça m’apportera ?

— En général, cela me fait du bien. Ça marchera peut-être aussi pour toi. Tu sais, Paul, ajouta Rhodes avec un sourire, je pense que tout finira par s’arranger. L’audition et le reste.

— Tu crois ?

— La Compagnie te couvrira. Comme tu l’as dit, il était impossible de prendre ces marins à ton bord. La seule chose que tu puisses te reprocher est de ne pas avoir fait un rapport en bonne et due forme, ce qui retardera probablement ton avancement. Mais Samurai ne voudra pas rendre public le fait que le capitaine de l’un de ses navires a abandonné à la mort un groupe de naufragés – cela fait mauvais effet, même si c’était justifiable – et ils arrangeront le coup avec la justice pour obtenir un non-lieu et enterrer l’affaire, avant de te muter discrètement au service météo ou ailleurs. Après tout, te désigner à la vindicte publique ne ramènera pas les marins de Kyocera à la vie et l’établissement de ta culpabilité, même partielle, serait préjudiciable à l’image de marque de Samurai. Ils vont étouffer le scandale et faire comme si rien ne s’était passé en mer entre ton bateau et celui de Kyocera. J’en suis certain, Paul.

— Tu as peut-être raison, fit Carpenter d’une voix où se mêlaient bizarrement le pessimisme et l’espoir auquel il s’accrochait encore.

Il avait jusqu’à présent considéré ce qui s’était passé, y compris l’audition 442, comme relativement bénin, une épreuve dont, tout compte fait, il s’était sorti sans trop de dégâts et qui, en raison de l’hostilité innée de classe manifestée par Hitchcock et le reste de l’équipage, l’entraînait maintenant dans des démêlés administratifs qui lui vaudraient au pire une tache à sa réputation. Mais, pendant la conversation d’une demi-heure qu’il venait d’avoir avec son plus vieux et son meilleur ami, les choses avaient commencé à prendre une tournure infiniment plus grave : l’acte criminel d’un homme pris de panique, qui s’était dégonflé à l’instant de la seule décision véritablement cruciale de sa vie. Il commençait à avoir le sentiment qu’il avait assassiné de ses propres mains les occupants des trois canots de sauvetage.

Non. Non. Non. Non.

Je ne pouvais absolument rien faire pour les sauver. Rien. Rien. Rien du tout.

Il valait mieux changer de sujet.

— Tu m’as dit au téléphone, reprit Carpenter, qu’il y avait eu une complication pour toi, pendant que j’étais en mer, et que tu m’en parlerais ce soir.

— Oui.

— Et alors… ?

— J’ai reçu une offre d’emploi, répondit Rhodes. Juste après ton départ. Kyocera-Merck m’a fait venir à son siège de Walnut Creek, où j’ai eu un entretien avec un Échelon Trois du nom de Nakamura, l’homme le plus glacial que l’on puisse imaginer, qui m’a invité à passer chez K.M. avec toute mon équipe de chercheurs. On est disposé à me donner, en substance, un chèque en blanc pour aménager à ma guise un laboratoire.

— Nous en avons parlé, juste avant mon départ. Tu t’inquiétais du pouvoir que Samurai était en train d’acquérir, de sa mainmise sur le destin génétique de l’humanité. C’est précisément ce que je t’ai conseillé, de t’adresser ailleurs – s’il m’en souvient bien, j’ai cité Kyocera – et de faire concurrence à Samurai pour l’exploitation de la technologie de l’adapto. Ce qui aura pour effet de briser ce monopole génétique que tu redoutes tant. Alors ? Vas-tu accepter ?

— Je ne t’ai pas encore tout raconté, Paul. Un certain Wu Fang-shui est mêlé à cette histoire, un homme qui, jusqu’à il y a une vingtaine d’années, était tenu pour un génie de la recherche génétique. L’Einstein de la profession, l’Isaac Newton, si l’on veut. L’ennui est que, confondant la fin et les moyens, il a lancé, dans l’une des républiques d’Asie centrale, un abominable programme de ligature génétique, des expériences conduites au mépris de l’éthique médicale. En utilisant des sujets humains. À leur insu. Des trucs cauchemardesques, du genre savant fou, tu vois ? Avec cette différence qu’il était parfaitement sain d’esprit, mais totalement dépourvu de sens moral. Le bruit des expériences auxquelles Wu se livrait finit par se répandre et son suicide fut annoncé. En réalité, après s’être transformé en femme, une transformation très convaincante, il alla se réfugier dans l’espace, sur un des satellites L-5 où il disparut sans laisser de traces.