Выбрать главу

— Et si Kluge t’avait raconté des bobards ? Tu devrais envisager cette possibilité.

— Oui, tu as raison, fit Enron en se frappant rageusement le front du plat de la main. C’est Kluge qui a cherché Davidov sans le trouver, qui nous a annoncé son départ et nous a raconté ces histoires d’allées et venues. Pourquoi était-il si difficile de le trouver ? Pourquoi Davidov avait-il toujours une longueur d’avance sur un courrier que l’on m’a dit rusé et digne de confiance ? Soit Kluge m’a menti, soit Davidov est un magicien capable de déjouer tous les systèmes de surveillance de ce satellite. Donne-moi son numéro, et vite !

Ce fut un jeu d’enfant de joindre Davidov. Enron l’appela au numéro qu’il avait laissé et, quelques secondes plus tard, son visage apparut en gros plan sur le viseur : cou de taureau, cheveux décolorés, peau marbrée par l’Écran, regard de glace.

— Ravi de faire votre connaissance, dit Davidov d’une voix aiguë, flûtée, une voix douce de Californien, en désaccord flagrant avec la rudesse du visage slave aux traits accusés. Les amis de Jolanda sont mes amis.

— J’aimerais vous rencontrer en personne, fit Enron.

— Venez, je vous attends, acquiesça Davidov avec affabilité.

Jolanda dans son sillage, Enron fit le trajet jusqu’au moyeu et suivit le Rayon A pour gagner l’une des zones agricoles, où tout était verdoyant et éclatant, un véritable pays de cocagne. Ils longèrent des plantations de blé, de melons, de riz, de maïs. Enron vit des bananiers croulant sous le poids des régimes, des cocoteraies, un verger d’agrumes. Cela lui rappela vivement les plantations luxuriantes de son pays, fécondes d’un bout à l’autre de l’année, bénéficiant des pluies abondantes qui arrosaient les rivages orientaux de la Méditerranée. Mais Enron se souvint que tout ce qu’il avait devant les yeux avait une assise artificielle. Les arbres poussaient dans le polystyrène, la vermiculite, le sable ou le gravier. Remarquable. Absolument remarquable.

Les coordonnées fournies par Davidov étaient celles d’un élevage de lapins. Une multitude de petits rongeurs folâtraient dans les champs de luzerne : lapins gris, bruns, blancs, lapins de diverses combinaisons de couleurs. Au milieu des animaux, juste devant la ferme, Davidov discutait avec un homme maigre à lunettes, en tenue de fermier.

Davidov était immense, une armoire à glace, aussi fort de carrure que haut de stature. Son regard était froid et ardent, mais, comme Jolanda l’avait indiqué, il avait un air doux, du moins en apparence. Enron comprit aussitôt que, chez Davidov, toute la douceur devait être en surface.

Il étreignit d’abord Jolanda, enveloppant de ses bras le corps imposant, l’écrasant contre lui, lui faisant même décoller les pieds du sol.

Puis sa grosse patte se referma sur la main d’Enron. Son étreinte semblait être un test de virilité. Enron savait comment agir dans cette situation : ses doigts demeurèrent tout mous pendant que Davidov lui broyait les phalanges, puis il lui rendit férocement la pareille. Il n’était pas nécessaire d’être un géant pour donner une vigoureuse poignée de main.

Davidov leur présenta l’homme à lunettes : Avery Jones, l’exploitant du domaine. D’un geste ample, Davidov montra l’étendue de la propriété, promenant son bras musculeux d’un horizon à l’autre. Certes, sur Valparaiso Nuevo, cela ne représentait pas une grande distance.

— N’est-ce pas un endroit merveilleux ? Ici, on vit au milieu des lapins ! Et il y a mille manières de faire cuire ces charmantes petites bêtes !

Il planta brusquement ses yeux perçants comme des vrilles dans ceux d’Enron. Des yeux de bolchevik, froids et durs comme la pierre.

— Venez discuter à l’intérieur, dit-il. Israélien, c’est bien ça ? J’ai connu une Israélienne autrefois, de Beersheba. Elle s’appelait Aviva. Une femme à poigne, mais quel cerveau ! Aviva de Beersheba. D’où êtes-vous originaire, en Israël, Marty ?

— Haïfa, répondit Enron.

— Et vous travaillez pour une revue ?

— Entrons, fit Enron.

Avec tact, l’éleveur de lapins disparut. Quand ils furent à l’intérieur de la ferme, Enron refusa d’un geste de la main la bière que Davidov lui proposait.

— Pouvons-nous nous dispenser des préliminaires ? commença-t-il vivement. Je suis ici en tant que représentant de l’État d’Israël, à un échelon assez élevé. J’ai eu connaissance du projet que vous vous proposez de mettre à exécution.

— C’est ce que j’avais cru comprendre.

— Mon gouvernement trouve ce projet d’un grand intérêt.

Davidov attendit la suite.

— En fait, poursuivit Enron, nous sommes disposés à investir dans vos activités. À y investir des capitaux considérables. Dois-je continuer ou bien l’arrivée d’un nouvel investisseur venu de l’extérieur n’a-t-il pour vous aucune importance ?

— Un nouvel investisseur ? fit Davidov. Qui est le premier ?

Enron lança un regard perplexe en direction de Jolanda et crut la voir ébaucher un sourire.

— Je n’ignore pas, reprit-il très lentement, en détachant ses mots, que l’entreprise Kyocera-Merck apporte déjà une contribution substantielle à votre projet.

— Vous ne l’ignorez pas ? Moi, si.

— J’ai abordé le sujet, reprit Enron, quelque peu déconcerté, avec un représentant haut placé de Kyocera, qui m’a assuré…

— Oui, je vous ai vu avec lui. S’il vous a assuré qu’il y avait quelque chose entre ses employeurs et nous, il a menti.

— Ah ! fit Enron. Je vois.

Tout cela était fort déroutant. Il prit une longue inspiration et commença à se balancer doucement sur la plante des pieds, s’efforçant de retrouver son assurance.

— Ainsi, il n’y a aucun lien entre Kyocera-Merck et…

— Aucun. Rien. Que dalle. Kyocera n’est pas dans le coup. Et ne l’a jamais été.

— Ah ! répéta Enron.

Il n’y avait plus à se méprendre sur l’expression de Jolanda : elle souriait jusqu’aux oreilles.

Mais il était capable de faire face à la situation. Passé le premier moment de stupéfaction, des bribes de sa conversation matinale avec Farkas lui remontèrent à la mémoire et, même s’il eut fugitivement l’impression d’être emporté par le flux de ces réminiscences, comme un nageur entraîné vers une cataracte, il parvint rapidement à mettre de l’ordre dans le chaos de ses idées.

Il comprit qu’il était arrivé à une conclusion erronée. Mais Farkas avait commis la même erreur.

Enron se rendit compte que tout reposait sur un malentendu. Le Hongrois n’avait jamais eu l’intention de proposer à Israël une participation dans cette affaire. Pour quelque raison que ce fût, Farkas était à l’évidence persuadé qu’Israël avait déjà la haute main sur l’opération, et c’est lui qui avait essayé d’associer Kyocera-Merck à l’affaire. Tout se mettait brusquement en place. Il y avait une belle occasion à saisir.

— Dites-moi simplement ceci, fit calmement Enron. Un soutien financier pour mener à bien votre projet vous intéresse-t-il ?

— Énormément.

— Parfait. Je suis en mesure de vous le fournir.

— Des capitaux israéliens ?

— Moitié Israël, moitié Kyocera-Merck.

— Vous pouvez associer Kyocera à notre projet ? demanda Davidov.

Enron eut l’impression d’être arrivé au bord d’un gouffre par-dessus lequel il bondit allègrement.

— Absolument.

— Asseyez-vous, fit Davidov. Nous allons prendre une bière et parler plus longuement de tout cela. Et puis, s’il le faut, nous regagnerons tous la Terre pour régler les détails.

22

Carpenter n’avait guère parcouru plus de quatre-vingts kilomètres depuis San Francisco quand la pluie cessa. La ligne de démarcation était très nette entre le déluge qui s’abattait sur le littoral et l’aridité régnant à l’intérieur des terres. Carpenter avait laissé derrière lui la bande côtière où des torrents de pluie noire faisaient déborder les caniveaux, mais en regardant vers l’est, face au gros œil injecté de sang du soleil qui se levait au-dessus des contreforts de la sierra Nevada, il voyait bien que tout le reste demeurait soumis à la sécheresse sans fin.