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Le feu était pur. Le feu était bon.

Carpenter pria pour qu’il brûle tout, partout. Qu’il purifie le monde de ses péchés.

Étrange, se dit-il. Cette humanité qui avait survécu aux pires rivalités intestines et aux affrontements religieux, qui avait surmonté les vieilles dissensions irrationnelles et absurdes pour entrer dans une ère de paix véritable et de coopération planétaire, avait maintenant pour lot la pourriture, une chaleur tropicale omniprésente, la dégradation atmosphérique, et sa perte était écrite. Étrange, vraiment très étrange. Dans son labo, Nick Rhodes s’efforçait, malgré ses scrupules de conscience, de faire de l’homme une nouvelle espèce dotée de branchies et d’un sang vert. Au milieu du Pacifique, sous les assauts incessants du soleil, Kovalcik remplissait son navire de monstres marins, pour les besoins alimentaires d’une humanité affamée. Et ce pauvre taré de Paul Carpenter, si impatient de rapporter son iceberg dans cette cité stupide et ingrate qu’il en avait oublié le peu de respect humain qu’on lui avait inculqué et s’était permis d’abandonner…

Non ! Ne pense plus à ça !

Si tu es sur cette route en ce moment, se dit-il, c’est pour fuir loin de tout ce qui s’est passé.

Une prière dont il n’avait conservé qu’un vague souvenir remonta par bribes à sa mémoire. Miserere. Miserere. Qui tollis peccata mundi. Agnus dei. Qui tollis. Peccata mundi.

Dona nobis pacem. Pacem. Pacem. Pacem. Pacem.

Continue à rouler. Continue vers l’est.

La route s’éleva régulièrement en sinuant jusqu’à une portion relativement droite, dans un col enveloppé par l’obscurité naissante. C’était la montagne.

Air raréfié, forêts hérissées de pins élancés se pressant pour atteindre la lumière, surplombées de parois rocheuses dénudées, semblables à des boucliers géants de granit. De toutes parts se dressaient les masses énormes, d’un gris teinté de violine, des pics les plus élevés de la sierra Nevada.

Sur le versant exposé au nord des plus hautes cimes, il y avait même une petite couronne de neige, retenue dans des cirques et des cuvettes abritées ; Carpenter contemplait ces taches blanches en encorbellement comme s’il avait été transporté sur une autre planète, une des lunes de Jupiter, peut-être. Il n’avait pas vu de neige plus de trois fois dans sa vie. Pour cela, il fallait aller dans la montagne, à une altitude de trois ou quatre mille mètres, et on ne voyait de la neige que sur l’ubac, à certaines périodes de l’année.

Qu’il neige partout, songea Carpenter.

Que la terre soit recouverte d’un océan à l’autre par un blanc manteau étincelant. D’où nous ressortirons purifiés pour entrer dans un nouveau printemps, une nouvelle et douce vie.

Bien sûr. Bien sûr.

Les montagnes gris et violine étaient derrière lui, il avait franchi le col et descendait une interminable route en lacet vers ce qu’il supposait être le Nevada. La nuit tombait rapidement. Un ciel noir et dur, sans lune, avec une multitude d’étoiles au milieu desquelles glissaient de loin en loin dans un silence irréel les lumières de stations orbitales visibles à l’œil nu. Le moment était venu de prendre un peu de repos et de laisser le moteur de la voiture prendre un peu d’avance sur le taux de consommation d’énergie, afin qu’elle puisse recharger les batteries pour l’étape suivante.

Il avait rarement été donné à Carpenter de contempler des ténèbres d’un noir aussi profond, traversées par des points lumineux aussi brillants. Le ciel paraissait froid, froid comme l’espace, avec cet air glacial de la montagne, d’une terrible limpidité, si différent de l’air des villes, constamment chargé de saletés. Mais Carpenter savait qu’il n’en était rien. En réalité, le ciel était brûlant, comme partout ailleurs. Sur toute la surface de cette pauvre planète, le ciel était brûlant, même à minuit, même à la lisière de ce sombre royaume de montagne semé d’étoiles.

Carpenter fit halte sur une aire de stationnement ménagée à flanc de colline, où il dîna tristement d’un paquet de gâteaux d’algues acheté à Oakland, qu’il fit descendre avec un peu de vin aigrelet d’une bouteille planquée sous le tableau de bord. Puis il se roula en boule et dormit dans la voiture, les alarmes branchées, comme s’il se trouvait au cœur d’une ville dangereuse. Quand le soleil jaillit dans le ciel et commença à frapper le pare-brise avec ardeur, Carpenter bondit sur son séant, ahuri, incapable, pendant ce premier instant, de se rappeler où il était ni ce qu’il faisait là, se demandant confusément s’il n’était pas de retour à Spokane, dans sa petite chambre sordide, au trentième étage du Manito.

Un peu plus loin, dans la vallée, il découvrit une agglomération. Elle paraissait même habitée : deux douzaines de maisons, quelques boutiques, un ou deux restaurants. Des voitures circulaient malgré l’heure matinale.

Il s’arrêta devant le restaurant. La Crique Déserte, indiquait l’enseigne. L’établissement ne semblait pas avoir été remodelé depuis 1925. Carpenter eut l’impression d’avoir voyagé dans le temps autant que dans l’espace.

À l’intérieur, tout le monde portait un masque. Il lui parut anachronique de porter un masque dans ce poste avancé de 1925. Il mit quand même le sien avant d’entrer.

Une serveuse humaine, un être de chair et de sang. Pas d’androïde, pas de viseur sur les tables, pas de clavier pour passer la commande. Elle lui sourit, l’œil pétillant au-dessus du masque.

— Que désirez-vous ? Œufs brouillés ? Café ?

— Parfait, fit Carpenter. C’est ce que je vais prendre.

Il découvrit en peu de temps qu’il n’avait pas encore quitté la Californie. La frontière du Nevada était à trois kilomètres.

Il régla le repas avec sa carte de crédit de la Compagnie. Il lui restait apparemment un semblant d’existence.

Le petit déjeuner terminé, il se remit en route, toujours vers l’est, et roula toute la matinée en direction de l’Utah. Tout était sablonneux, presque incolore dans cette contrée, le paysage donnait l’impression de ne pas avoir senti le contact de la pluie depuis le XIIIe siècle. Il y avait encore des montagnes aux sommets dentelés, rien à voir avec la sierra Nevada, mais néanmoins assez imposantes, avec des reflets rosés à la lumière du matin, puis d’un brun doré. Des nuages pommelés dans un ciel d’un bleu profond, strié de traînées jaunes dues à des gaz à effet de serre.

C’était une planète merveilleuse, songea Carpenter, avant que nous n’en fassions un tel gâchis.

Il se remit à prier, d’une manière vague et incohérente. Ave Maria, gratia plena. Ora pro nobis. Maintenant et à l’heure de notre mort. Pour nous, pauvres pécheurs.

Un peu plus loin, il vit des montagnes à l’aspect étrange, de longues chaînes aux étroites crêtes dentelées, d’un rouge si vif qu’elles semblaient brûler d’un feu intérieur. Elles paraissaient incroyablement anciennes. Carpenter n’eût été qu’à moitié étonné de découvrir des animaux préhistoriques broutant sur les plateaux qu’elles surplombaient. Des brontosaures. Des mastodontes.

Mais point de brontosaures, point de mastodontes. Vraiment pas grand-chose à voir. De la caillasse, des touffes de mauvaise herbe, quelques lézards filant sur la pierraille, c’était à peu près tout. Il trouva une sorte de vieux réservoir qui contenait encore un peu d’eau. Il s’arrêta et se déshabilla pour prendre un bain, ce dont il commençait à avoir sacrément besoin. L’eau semblait ne présenter aucun danger et, compte tenu de l’heure matinale, il pouvait courir le risque d’exposer un peu plus longtemps sa peau au rayonnement du soleil.

Le bassin était sombre et profond, et Carpenter crut que l’eau serait trop froide pour qu’il pût y entrer, mais non, pas vraiment. En fait, elle était tiède. Et relativement pure. Pas de taches aux reflets irisés révélant la présence de produits chimiques, pas de cette mousse qui s’accumule à la surface des eaux stagnantes, pas d’alligator remontant des profondeurs, la gueule ouverte, pas même une grenouille en vue. C’était une nouveauté, ce bain en plein air, dans une eau naturelle et non polluée. C’était si bon de se sentir de nouveau propre. Une manière de baptême.