Farkas prit le temps de réfléchir à cette possibilité.
Il se sentait extrêmement mal à l’aise. Enron semblait certes tirer un tas de conclusions trop hâtives, mais plus Farkas y pensait, plus il lui paraissait évident qu’il avait fort bien pu être victime de manœuvres des amis de Carpenter visant à le mettre en situation de rendre service au Salarié déchu de Samurai. Pour quelle raison aurait-il embarqué Carpenter dans cette aventure, sinon pour se faire bien voir de Jolanda ? C’est tout juste si elle ne lui avait pas demandé franchement de faire quelque chose pour aider Carpenter à retomber sur ses pieds. Eh bien, c’est ce qui s’était produit, dans un moment de spontanéité aberrante, le soir du dîner chez Jolanda ; ce faisant, il les avait tous – Davidov, Enron, lui-même, jusqu’à la Compagnie – rendus inutilement et terriblement vulnérables.
Serait-il possible, se demanda Farkas, que mon engouement de collégien pour les cuisses soyeuses et la fabuleuse poitrine de notre plantureuse Californienne m’ait stupidement poussé au bord de la catastrophe ?
— Je crois que je devrais parler à Jolanda, dit-il à Enron.
Elle était avec Carpenter, dans le bar de l’hôtel, assise à une table, face à lui, rien de très compromettant. Quand Enron et Farkas apparurent, Carpenter se leva, s’excusa et se dirigea vers les toilettes.
— Bonne idée, fit Enron. Veux-tu me commander un whisky soda, Jolanda ?
Farkas se glissa près d’elle, tandis qu’Enron partait dans la direction prise par Carpenter.
— Reste avec moi ce soir, fit Farkas à voix basse, comme si l’Israélien pouvait l’entendre du centre de la salle.
— Je ne peux pas, tu le sais bien. Marty serait furieux.
— Tu n’es pas mariée avec lui.
— Je voyage avec lui. Nous partageons une chambre dans cet hôtel. Je ne peux pas m’esquiver comme ça, pour passer la nuit avec toi.
— Tu en as envie, insista-t-il. Je sens la chaleur qui émane de toi.
— Bien sûr que j’en ai envie. Mais je ne peux pas, tant que Marty est là. Et surtout pas ce soir. Il est extrêmement nerveux et redoute que quelque chose n’aille de travers.
— Moi aussi, pour ne rien te cacher.
Son refus irritant de passer la nuit avec lui signifiait que Farkas allait devoir découvrir ce qu’il cherchait dans le peu de temps qui restait avant le retour d’Enron et de Carpenter. Il se prit à espérer que Carpenter prendrait tout son temps, ou que l’Israélien trouverait un moyen de le retarder.
— Ce qui m’inquiète, reprit-il, c’est ton ami Carpenter.
— Paul ? Pourquoi ?
— Que sais-tu de lui ? Dans quelle mesure pouvons-nous vraiment lui faire confiance ?
Il perçut un changement dans les émanations de Jolanda : elle était sur ses gardes, ses radiations se déplaçaient sur le spectre, elle émettait un signal ultraviolet tremblotant.
— Je ne comprends pas, dit-elle. Si tu n’as pas confiance en lui, pourquoi l’as-tu invité à se joindre à nous ?
— C’est toi qui me l’as demandé.
Cette réplique fit encore changer les radiations.
— J’ai seulement émis l’idée que tu pourrais peut-être lui donner une chance d’entrer chez Kyocera. Je ne te demandais pas de le faire participer à cette opération.
— Je vois, fit Farkas.
Toujours aucun signe du retour de Carpenter.
— Crois-tu que sa présence constitue un danger pour nous ?
— Bien sûr que non. Qu’est-ce qui te rend soudain si soupçonneux à son égard ?
— Les nerfs, je suppose. Moi aussi, je suis nerveux.
— Je ne l’aurais jamais imaginé.
— Je t’assure que c’est vrai. Dis-moi, Jolanda, tu le connais bien, ce Carpenter ?
— En fait, c’est l’ami d’un ami.
— C’est tout ?
— Euh !…
Elle s’empourprait. Farkas perçut les radiations infrarouges.
— Je ne parle pas de tes rapports intimes. Depuis combien de temps le connais-tu ? Un an ? Trois ans ?
— Oh non ! Pas si longtemps ! J’ai fait sa connaissance il y a quelques mois, un soir où je suis allée dîner avec Nick, Isabelle et Marty. Il venait d’arriver à San Francisco après avoir travaillé quelque part dans le Nord, et Nick m’a invitée pour lui tenir compagnie. C’est à peu près tout ce qu’il y a eu entre nous, juste ce soir-là.
— Je vois, fit Farkas. Juste ce soir-là.
Il sentit un creux se former dans son estomac. Tu as permis à cette idiote de te ridiculiser encore plus que tu ne l’imaginais, songea-t-il tristement.
— En tout cas, reprit-elle, je ne crois pas qu’il représente le moindre danger pour nous. Tout ce que je sais de lui me donne à penser que c’est un homme extrêmement intelligent, compétent…
— Très bien, dit Farkas. Ça suffit, il revient.
Le plan prévoyait qu’ils dîneraient ce soir-là par petits groupes. Enron avec Jolanda, Farkas et Carpenter séparément, Davidov avec le reste de sa mystérieuse bande de Los Angeles. Au moment de se séparer, dans le hall, Jolanda tira Carpenter à l’écart.
— Surveille Farkas, lui dit-elle à voix basse.
— Que veux-tu dire ? Surveiller quoi ?
— Il n’a pas confiance en toi.
— C’est lui qui m’a entraîné dans cette affaire.
— Je sais. Mais il commence à avoir des doutes. Peut-être Marty lui a-t-il dit quelque chose sur toi.
— Marty ? Il n’a aucune raison de penser que je…
— Tu sais comment sont les Israéliens. La paranoïa est leur passe-temps national.
— Que se passe-t-il, à ton avis ? demanda Carpenter.
— Je n’en sais rien, répondit Jolanda en secouant la tête. Farkas vient de me poser des questions sur toi. Il m’a demandé si je pensais qu’il était dangereux de t’avoir dans notre groupe. Si je te connaissais bien. Il m’a dit que ce n’était qu’une question de nervosité. Possible, mais, à ta place, je me méfierais de lui.
— Bien. Je suivrai ton conseil.
— Ne le quitte pas des yeux. Ce type n’a aucune moralité, il est terriblement rapide et puissant, et il peut voir dans toutes les directions à la fois. Il peut être dangereux. Je sais ce dont il est capable. J’ai couché avec lui une fois, juste une fois, et jamais je n’ai ressenti cela avec personne. Si rapide, si puissant.
Elle fouilla dans son sac, en sortit trois petits comprimés jaunes, de forme octogonale.
— Tiens, reprit-elle. Prends-les et garde-les sur toi. Si tu te trouves en difficulté, ils te seront peut-être utiles.
Elle fourra les comprimés dans le creux de la main de Carpenter.
— Hyperdex ? demanda-t-il.
— Oui. En as-tu déjà pris ?
— De temps en temps.
— Alors, tu connais. Un comprimé te suffira dans des circonstances normales. Deux, si elles sont exceptionnelles.
— Es-tu sûre que Farkas pense du mal de moi ? Ou est-ce que ce sont tes nerfs qui te lâchent, toi aussi ?
— Ce n’est pas impossible. Mais je te répète qu’il m’a posé des questions sur toi, il y a quelques minutes. Il voulait savoir si j’avais confiance en toi, ce genre de chose. Cela m’a paru inquiétant, mais ce n’est peut-être rien. Tiens-toi sur tes gardes, c’est tout.
— Oui.
— Et tes nerfs, à toi ? Ils te tracassent ?
— Non, répondit Carpenter. Tout m’est complètement égal, maintenant. Un court-circuit a dû se déclencher dans mon système nerveux, il y a quelque temps.
Il lui adressa un sourire et posa un baiser sur sa joue.
— Merci pour les comprimés, fit-il. Et pour la mise en garde.
— N’en parle à personne.
Il dîna seul, de bonne heure, à l’hôtel. Il passa la soirée dans sa chambre, devant des cassettes vidéo, seul. Puis il se coucha. Le lendemain était le grand jour. Se coucher tôt pour se lever tôt.