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Je sais ce dont il est capable, avait dit Jolanda.

J’ai couché avec lui une fois, juste une fois.

Juste une fois. Surprise, surprise. Elle se débrouillait, cette fille.

Bon, se dit Carpenter. Demain, nous serons fixés.

27

Cette nuit-là, Carpenter rêva qu’il était en mer, qu’il naviguait sur une sorte de yacht, pour une traversée en solitaire du Pacifique, de la Californie à Hawaii. Mais c’était en des temps meilleurs, dans un monde meilleur, car le ciel était propre et bleu, il humait une brise pure, vivifiante, iodée, au lieu de l’odeur âcre de l’oxyde nitrique, la surface de l’eau était lisse et limpide, sans les boules rouges des algues mutantes, ondoyantes, dérivant au gré des courants, sans amas phosphorescents de méduses, sans rubans flottants de goudrons fossilisés du XXe siècle.

Il ne portait qu’un jean effrangé, coupé aux genoux, mais montait tous les matins sur le pont sans crainte du soleil qui se levait sans halo immonde de gaz à effet de serre et dispensait sur les flots une lumière douce, tendre, presque délicate. Il écoutait le vent et réglait les voiles, vaquait aux tâches du bord qu’il achevait en milieu de matinée avant de lire ou de gratter sa guitare jusqu’à minuit. Puis il lançait par-dessus bord le filin de sécurité et se jetait à l’eau pour faire quelques brasses et nager le long de la coque, dans une mer limpide, douce, chaude, non polluée. Et l’après-midi, il…

L’après-midi, il vit une île posée seule au milieu de l’océan, un îlot plutôt, qui ne figurait sur aucune carte, trois palmiers, un bouquet d’arbustes et une ravissante langue de sable blanc. Sur la grève où venaient mourir des vaguelettes, une grande femme brune et lascive lui faisait des signes. Elle était nue, à part un minuscule bout de tissu rouge autour des reins. Sa peau magnifiquement hâlée luisait à la lumière éclatante des tropiques, ses seins étaient lourds, ses cuisses charnues…

— Paul ? cria-t-elle. Paul, c’est moi, Jolanda… Viens à terre, Paul, viens jouer avec moi…

— J’arrive, répondit-il en posant la main sur la barre.

Il se dirigea vers elle, jeta l’ancre dans l’eau peu profonde, partit à la nage vers ses bras grands ouverts et… et…

Et le téléphone sonnait.

C’est un faux numéro. Fichez-moi la paix.

Cette sonnerie ne cesserait donc jamais ?

Allez-vous me foutre la paix ? Vous ne voyez pas que je suis occupé ?

La sonnerie continuait, incessante, implacable. Carpenter se résolut enfin à établir la communication, en poussant de l’orteil.

— Oui ?

— Debout, Carpenter. C’est l’heure.

La face cauchemardesque de Victor Farkas occupait tout le viseur.

— Pour quoi faire ? demanda Carpenter. Il est… à peine 6 heures du matin, si je ne me trompe. J’ai encore plusieurs heures devant moi, avant de me rendre au terminal.

— J’ai besoin de vous tout de suite.

Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Un changement de plan ? En un instant, Carpenter fut parfaitement réveillé.

— Il y a un problème ?

— Tout baigne dans l’huile, dit Farkas. Mais j’ai besoin de vous. Habillez-vous et retrouvez-moi dans une demi-heure. Cité d’El Mirador, Rayon D, café La Paloma, sur la grand-place, vous ne pouvez pas le rater.

À ta place, je me méfierais de lui. Ne le quitte pas des yeux.

— Puis-je vous demander de me dire pourquoi ?

— Olmo doit me retrouver là-bas. Nous avons à parler de choses importantes, comme vous le savez. Je tiens à ce qu’il y ait un témoin à notre conversation.

— Ne serait-il pas préférable de demander à l’Israélien d’être ce tém…

— Non, surtout pas lui. C’est vous que je veux. Dépêchez-vous, Carpenter. El Mirador, Rayon D.

6 h 30, au plus tard. C’est à peu près à mi-chemin entre le moyeu et la périphérie.

— D’accord, soupira Carpenter.

Il ne lui était pas possible de refuser. Mais ce brusque changement de programme était bizarre. Si Farkas avait besoin de lui à ses côtés pour cette conversation avec Farkas, il aurait dû en parler la veille au soir. Mais ils poursuivaient un but commun ; la matinée serait cruciale et, à part l’inquiétude de Jolanda, Carpenter n’avait aucune raison de croire que celui qui l’avait entraîné dans cette aventure le faisait venir pour le frapper dans le dos. Farkas disait avoir besoin de lui ; il n’avait pas le choix, il fallait y aller.

— Et pourtant… Quand même…

Ce type n’a aucune moralité, il est terriblement rapide et puissant, et il peut voir dans toutes les directions à la fois. Il peut être dangereux.

Carpenter se doucha et s’habilla rapidement. Il se sentait plein d’énergie, sur le qui-vive, mais, avant de quitter sa chambre, il avala un des comprimés d’hyperdex de Jolanda. Le stimulant lui donnerait un surcroît de vivacité, lui aiguiserait l’esprit, si jamais quelque chose d’anormal devait se produire. Il glissa les deux autres pastilles dans la poche de sa chemise.

Il avait apporté un gilet de laine, léger et sans manches, car il avait entendu dire que l’air des stations orbitales était maintenu à une température plus basse que celle à laquelle il était habitué ; il mit ce gilet, moins parce qu’il avait froid que parce que le vêtement empêcherait les comprimés de tomber de sa poche, s’il se penchait.

Le seul trajet qu’il connût pour gagner le Rayon D était de descendre jusqu’au moyeu et de prendre l’élévateur sur l’autre rayon. Il avait cru comprendre qu’il y avait des connecteurs au milieu du rayon, mais personne ne lui avait indiqué comment les utiliser.

Malgré l’heure matinale, l’activité battait son plein à Valparaiso Nuevo. Des gens allaient et venaient en tous sens, l’air affairés. Carpenter se dit que le satellite ressemblait à une sorte de gigantesque terminal aérien qui ne connaissait ni jour ni nuit et fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à la lumière artificielle. Avec cette différence que la principale source de lumière n’était pas artificielle. La lumière était fournie par le soleil tout proche, qui fonctionnait aussi vingt-quatre heures sur vingt-quatre, disponible à tout moment.

Le trajet de l’élévateur était jalonné de sorties. Quand Carpenter vit apparaître l’indication EL MIRADOR, il descendit et chercha la grand-place du regard. Des panneaux lui indiquèrent la direction. Quelques minutes plus tard, il déboucha sur un espace découvert, revêtu d’un pavage pittoresque, entouré de terrasses de café. Un lieu irréel, qui avait quelque chose de féerique. De fait, il était sur un monde irréel. Un monde artificiel, tout au moins.

Carpenter aperçut immédiatement Farkas, de l’autre côté de la place, se distinguant des autres comme un éléphant au milieu d’un troupeau de moutons. Il se dirigea vers lui.

Farkas était seul.

— Olmo n’est pas encore arrivé ?

— Notre conversation aura lieu dans la coque extérieure du satellite. C’est le seul endroit vraiment sûr pour parler de choses aussi délicates, totalement protégé du système de détection sonore du Generalissimo.

Une réunion dans la coque, voilà qui semblait très curieux. Carpenter sentit l’inquiétude revenir. Ce serait peut-être une bonne idée d’aiguiser un peu plus ses perceptions. Tandis que Farkas le conduisait vers une porte s’ouvrant dans le mur, derrière le café, il glissa la main sous son gilet, prit un des deux comprimés et le fourra dans sa bouche. Il le croqua rapidement et se força à l’avaler. Jamais encore il n’avait pris d’hyperdex de cette manière, sans eau : le goût était incroyablement amer. Jamais non plus il n’en avait pris deux coup sur coup ; il se sentit partir presque aussitôt, entrer dans un état de surexcitation. Il avait envie de courir, de bondir, de se suspendre du haut des arbres. C’était assez effrayant, ce sentiment de perte de l’équilibre mental, mais il éprouvait simultanément des sensations fortes et toutes nouvelles, perceptions plus aiguës, vivacité accrue des réflexes. Quelle que fût la surprise que Farkas lui avait préparée dans la coque du satellite, Carpenter se sentait sûr de pouvoir déjouer ses plans.