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Cocottes-minute

Chronique de la vie quotidienne dans les Yvelines

ROMAN DÉGUEULASSO-POLICIER

A Albert Benloulou, l'un des principaux éléments de ma « force tranquille ».

Avec mon affectueuse reconnaissance,

SAN-A.

« Celui qui s'endort avec le cul qui le démange, se réveille avec le doigt qui pue. »

Proverbe chinois (traduit par Bérurier)

LA PÊCHE AUX BITES

— Je suis fière de pouvoir le dire, commissaire, mais nous avons toujours eu le sens du dévouement dans notre famille, surtout du côté des femmes. Ma grand-mère, déjà, pendant la quatorze-dix-huit était branleuse de blessés dans les hôpitaux du front. Nous avons encore, dans une vitrine de notre salon, le gant de velours dont elle se servait pour soulager nos chers poilus sans ternir l'honneur de son époux, le comte Harbourt de Chaglatte.

« Elle les branlait sous leur drap, avec énergie et persévérance, les manchots surtout. Le plastique n'ayant pas encore fait son apparition, la chère femme recueillait la semence de ces braves dans des serviettes nids-d'abeilles dont elle assurait personnellement le nettoyage par respect pour l'armée française. Elle a reçu la Légion d'honneur des mains du maréchal Gallieni, alors général, puisque le héros des taxis de la Marne fut promu au maréchalat à titre posthume.

« Quant à ma mère, monsieur le commissaire, ma chère et vénérée maman, elle a payé de sa personne au Viêt-nam. Sans doute son nom vous dit-il quelque chose : Gislane de Saint-Braque ? Elle a été l'une des plus grandes tragédiennes de ce temps. Son talent était tel qu'il y eut une obstruction massive à la Comédie-Française pour lui en interdire l'entrée. Elle dut se résoudre à fonder sa propre troupe afin de pouvoir se produire.

« Lorsque les affaires de la France commencèrent de mal aller en Indochine, elle partit jouer Phèdre à Saïgon, histoire de galvaniser le moral des troupes. Là, elle dut déchanter : nos petits gars du contingent se souciaient davantage de se vider les testicules que de s'emplir la tête des vers de Racine.

« Ayant compris cela, ma mère, commissaire, avec un héroïsme, une abnégation qui forcent l'admiration, transforma sa compagnie en bordel de campagne. Qui m'aime me suive ! De jour, de nuit, elle et ses camarades féminines s'occupèrent de vider les bourses des guerriers dans la défaite. A Diên Biên Phu, commissaire, le 7 mai 1954, jour de la reddition française, elle suçait encore en pleine apocalypse un jeune sous-lieutenant terrassé par une crise de nerfs afin de lui faire recouvrer son self-control. Elle a reçu également la Légion d'honneur, des mains du président Mendès France. Nous eussions préféré que ce ne fût pas un homme de gauche qui la lui remît, mais à cheval donné on ne regarde pas les dents.

« Pour ma part, commissaire, m'efforçant de m'inscrire dans cette tradition altruiste, je m'occupe de la réinsertion des jeunes délinquants venant de purger leur peine. Période charnière, période cruciale pour eux. Vous le savez mieux que personne, commissaire : ces pauvres gosses ont contracté de mauvaises relations pendant leur incarcération, de mauvaises habitudes sexuelles aussi. II convient de les purger de leurs tristes pratiques comme de leurs louches amitiés. Pour ce faire, je les accueille dans mon château de Con-la-Ville, dans les Yvelines. Ils y séjournent un temps avant d'affronter à nouveau les dangers de la vie courante. Aidée de quelques amies dévouées, je m'efforce de les « remettre à l'heure », si vous me passez l'expression. C'est une tâche noble et passionnante. Qui donne d'excellents résultats car nous nous y consacrons corps et âme, mes compagnes et moi. »

Elle reprend souffle, enfin !

Une diserte ! Presque une bavarde. Elle appartient à ces femmes qui s'arrêtent d'agir, de se mouvoir même, lorsqu'elles prennent la parole, parce que le verbe les mobilise entièrement.

Drôle de personne. Plutôt petite, la quarantaine, le cheveu châtain coupé court, à la « garçonne ». Pas de poitrine, la peau très pâle avec du bleu naturel sous ses yeux noisette. Une bouche peu ourlée, un nez qui a dû être bricolé par un chirurgien esthétique et qui ne ressemble plus à grand-chose. Elle porte un tailleur bleu marine de cheftaine, un chemisier blanc. Elle a, au cou, une chaîne de trois rangs en sautoir à laquelle pend une espèce de feuille sagittée en or. Elle est très peu fardée : un nuage ocre sur les pommettes, deux petits traits rouges aux lèvres.

Elle écrase un peu les « a » en parlant. Elle fait « noblaillonne » de province. Je la devine dans son château en vermoulance, avec une vieille bonne qui fait des confitures et un jardinier plus âgé encore qui plante des rames pour les haricots grimpants. Elle doit avoir son prie-Dieu gravé à ses initiales à l'église, et je l'imagine assez passant la tondeuse sur la pelouse devant le perron pour montrer qu'elle est simple.

Le personnage est un peu sec, un peu hautain, pas terriblement sympa. Cependant, il y a quelque chose d'intense dans le regard, voire de passionnel comme dans les prunelles de militantes farouches, prêtes à mourir pour une cause engendreuse de violences. On devine qu'elle peut très bien avoir un Beretta dans son sac à main entre son poudrier et sa boîte de Tampax.

Elle m'a téléphoné ce matin en se recommandant de Mme Leguingoix, une amie que m'man s'est faite lors de sa dernière cure en Roumanie ; une dame très bien, veuve d'un commandant de gendarmerie et mère de Victorien Leguingoix, le fameux chirurgien esthétique qui répare, dans le seizième, les irréparables outrages du temps. II te prend Alice Sapritch et t'en fait Carole Bouquet !

Donc, Francine de Saint-Braque, ma terlocuteuse, m'a sollicité un rendez-vous pour m'exposer ce qu'elle a appelé « une affaire délicate ». Et la voilà qui me pompe l'air avec leurs prouesses gonzestiques à grand-mère, maman et elle : leur altruisme forcené, les décorations qui en ont consécuté, cette tradition dans la vocation de se vouer aux autres (surtout aux hommes, ai-je cru remarquer).

Content de pouvoir en caser une, je dis, avec une urbanité nonchalante comme il sied :

— C'est très intéressant.

Elle me remercie d'un sourire extra-mince. Ses yeux restent vigilants, attentifs et vibrants tout à la fois. Dommage qu'elle n'ait pas de poitrine et très peu de cul, sinon elle aurait été intéressante. Mais là, c'est pas mon module d'expansion. Le côté légèrement gougnotte ne me met pas sur la rampe de lancement idéale. Note qu'elle constitue peut-être une belle affaire plumardière. On a des surprises, souvent.

Elle repart :

— L'un de mes protégés, un garçon de vingt-deux ans qui a purgé dix-huit mois pour une triste affaire de drogue, vient de me raconter une chose terriblement étrange, commissaire, que je ne puis garder pour moi. Je suis le contraire d'une dénonciatrice, croyez-le, mais il est des cas où votre conscience prend le pas sur la réserve.

— Voilà qui vous honore, madame.

— Mademoiselle.

Je m'incline.

Soit, elle est demoiselle. Mais à bientôt quarante balais, je crains un peu.

— Alors, que vous a révélé ce charmant jeune homme ?

— Avant tout, commissaire, je voudrais que vous me donniez votre parole de ne pas lui créer d'ennuis. II a commis un acte peu recommandable, j'en conviens, mais s'il retournait en prison alors qu'il est en plein traitement rédempteur, la chose pourrait avoir sur cette nature faible des conséquences irréversibles.

Je souris.

— Je suis un officier de police très indulgent, mademoiselle. Toutefois, si le délit qui lui est imputable est grave, je vois mal comment je pourrai fermer les yeux.