Mais ensuite, Dandy Andy Rankin avait parlé. Une fois de plus, ses pensées se cristallisèrent sur Marie et Ellen. Impossible de s’en détourner, son esprit ne lui obéissait pas. Il n’y avait qu’une seule chose à faire. Le propriétaire habitait Wellesley Avenue, deux rues au nord d’Eglantine Avenue. Dix minutes en voiture.
Jonathan Nesbitt, soixante ans, à la retraite, considéra la carte de police avec surprise. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda-t-il.
— Je peux entrer ? répondit Lennon en bloquant la porte du pied.
— J’imagine que… »
Lennon s’avançait déjà. « Merci. »
Nesbitt louait deux maisons que sa femme avait héritées de son père avant de mourir elle-même quelques années auparavant. Son propre intérieur était dépourvu d’élégance, mais soigneusement tenu. Après le vestibule, on passait dans un salon haut de plafond, aux murs ornés de tableaux médiocres, chérubins joufflus, chiens jouant aux cartes. Une vieille télévision occupait un coin de la pièce. À l’écran, Philippe Schofield et Fern Britton échangeaient des banalités sur un fond de couleurs saturées.
« C’est à quel sujet ? demanda Nesbitt en suivant Lennon au salon.
— Asseyez-vous.
— Oh, merci. » Avec une ironie non dissimulée, Nesbitt prit place dans le fauteuil tourné vers la télévision.
Lennon s’assit en face de lui. « C’est à propos de votre maison d’Eglantine Avenue. Plus précisément, de l’appartement du rez-de-chaussée. »
Nesbitt leva les yeux au ciel. « Mademoiselle McKenna.
— Exact.
— Pour la dernière fois, je vous dis que Mademoiselle McKenna a déménagé précipitamment. On m’a versé un an de loyer, mon fils est allé fermer les volets, et voilà. » Nesbitt inclina la tête en plissant les yeux. « Mais… Vous êtes déjà venu me poser des questions, non ? Il y a deux ou trois mois ? »
Lennon hocha la tête. « Oui.
— Et vous croyez que je vais vous en raconter plus cette fois-ci ? On m’a payé le loyer en me demandant de lui garder l’appartement, elle a déménagé, c’est tout. Fin de l’histoire.
— Qui vous a demandé de garder l’appartement ? »
Nesbitt se recala dans son fauteuil. « Je ne suis pas en droit de vous répondre.
— Je suis inspecteur de police.
— Et moi, fonctionnaire à la retraite et propriétaire.
— Vous ne saisissez pas.
— Oh, si, je saisis parfaitement. Mais je ne suis pas obligé de vous dire quoi que ce soit si je ne le veux pas.
— Je peux vous sommer de parler. Vous emmener au commissariat pour vous faire subir un interrogatoire en bonne et due forme. Si vous refusez toujours de répondre à mes questions, je vous citerai à comparaître devant un magistrat et vous…
— Ne gâchez pas votre salive. Ils m’ont prévenu que vous tenteriez ce coup-là. Et aussi qu’ils bloqueraient toute action en justice, et que je ne mettrais jamais les pieds dans un tribunal.
— Qui a dit ça ? » demanda Lennon.
Nesbitt toussota. Il fit un vague geste de la main tout en cherchant les mots justes. « Eux », dit-il finalement.
Lennon se pencha en avant. « Qui, “eux” ?
— Je ne suis pas en droit de répondre. » Les yeux brillants, un sourire narquois aux lèvres, Nesbitt était visiblement enchanté de tenir Lennon en son pouvoir.
« Quelqu’un est venu chercher le courrier de Marie la semaine dernière, reprit Lennon. Ils doivent avoir une clé.
— Je n’ai rien à voir avec ça. Je ne suis pas retourné à l’appartement depuis qu’on l’a fermé.
— Qui a la clé ?
— “Eux.” » Nesbitt se mordit le doigt pour réprimer son hilarité.
« Qui, “eux” ?
— Je ne suis pas en…
— Oui, je sais. » Renonçant à le cuisiner davantage, Lennon se leva. Il sortit une carte de visite de sa poche. « Si quelqu’un vient vous poser d’autres questions, quelqu’un qui ne soit pas… eux… ayez la gentillesse de m’appeler, d’accord ? »
Nesbitt prit la carte d’un air méprisant et la tint à bout de bras pour l’examiner. « On verra.
— S’il vous plaît, insista Lennon. Faites-moi signe dès qu’il y en a un qui vous paraît suspect. »
Nesbitt posa la carte sur l’accoudoir du fauteuil et regarda Lennon. « Comme vous, par exemple ? »
Lennon se détourna sans relever. « Ce n’est pas la peine de me raccompagner », dit-il.
Son portable sonna au moment où il remontait en voiture. « Oui ?
— Le sang sur l’aiguille à tricoter est le même que celui du jeune garçon, annonça Gordon, et il a une petite piqûre sur la cuisse. On a relevé ses empreintes sur le couteau, bien sûr. Il va falloir attendre quelques jours que Birmingham nous envoie une comparaison complète de l’ADN, mais je crois qu’on tient le bon bout. Mme Quigley l’a touché avec l’aiguille, il s’est enfui dans la cour, il a dérapé sur le béton mouillé, et voilà.
— Et l’autre jeune ? demanda Lennon.
— On n’a pas encore mis la main dessus. Les habitants du quartier se montrent coopératifs pour la plupart — sur l’ordre des paramilitaires —, mais pour l’instant, rien. Ne vous inquiétez pas, on ne tardera pas à le retrouver. »
Lennon s’installa au volant. « Tout de même…
— Tout de même quoi ?
— Ça ne vous semble pas… je ne sais pas… un peu facile ?
— Enfin, inspecteur Lennon, vous n’êtes pas un débutant. Nous sommes en face d’un meurtre maladroit, stupide, pressé. Les meurtriers maladroits, bêtes et pressés ne couvrent pas leurs traces. Ils se font toujours prendre dans les vingt-quatre heures. Que ce jeune ait réussi à se rompre le cou en s’enfuyant est une chance, je vous l’accorde. Néanmoins, sous réserve d’obtenir la confirmation de nos collègues scientifiques, je considère que l’affaire est bouclée.
— Vous m’avez dit qu’il était encore trop tôt.
— Ça, c’était ce matin. Maintenant, c’est différent. Comme je vous l’ai conseillé, n’essayez pas de trouver ce qui n’existe pas. Prenez le reste de la journée pour vous reposer. Vous avez fait du bon travail sur les lieux du crime. Je ne l’oublierai pas.
— Merci », dit Lennon.
Il raccrocha et remit le portable dans sa poche. Nesbitt le regardait depuis la fenêtre de son salon, le téléphone à l’oreille. À qui parle-t-il ? se demanda Lennon.
24
Seule dans sa chambre de la partie du bâtiment autrefois réservée aux domestiques, Orla O’Kane fumait une cigarette à la fenêtre en contemplant la longue allée sinueuse. De sa main libre, elle composa le numéro du portable qu’elle avait donné au Voyageur.
« Ça va ? » répondit-il.
Fermant les yeux, elle tira longuement sur sa cigarette.
« Fegan est à New York, dit-elle. On a été renseignés par un ami dans la police. Il paraît qu’un type s’est pointé à l’hôpital, là-bas, et a raconté qu’un Irlandais et un Noir l’avaient tabassé. Que l’Irlandais avait empêché le Black de le tuer, et qu’il s’appelait Gerry Fegan.
— Vous voulez que j’aille à New York ?
— Non, on ne change pas le plan. Servez-vous de la nana et de la môme. Elles devraient bientôt ressurgir. Trouvez un moyen de les attirer.
— Ça marche.
— De toute façon, vous ne vous êtes pas encore occupé de Patsy Toner.