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Un homme approchait sur le trottoir. Environ trente-cinq ans, estima Lennon. Visage dur, creusé par la vie plus que par l’âge. Sa paupière droite était rouge et gonflée. Son bras gauche pendait, raide, le long de son corps. Il fit un signe de tête à Lennon en passant.

Dans son rétroviseur latéral, Lennon le vit disparaître entre les voitures garées le long du trottoir. Il ouvrit la portière de l’Audi et descendit pour parcourir toute la rue des yeux.

Personne.

Lennon remonta dans l’Audi, la bouche sèche. Il avait envie d’une autre pinte. Et d’un peu de compagnie, peut-être.

27

Le Voyageur avançait tête baissée dans la rue perpendiculaire. Il risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Personne ne le suivait. Sa Mercedes l’attendait plus loin, dans une rue parallèle à Eglantine Avenue dont il ne connaissait pas le nom. Belfast commençait à lui taper sur le système, avec ses maisons en brique rouge et ses voitures garées les unes sur les autres. Les gens, aussi, qui affichaient des sourires béats, maintenant qu’ils se mettaient enfin à gagner de l’argent au lieu de s’entre-tuer.

Il monta dans la Mercedes et composa le numéro.

« Quoi encore ? demanda Orla.

— Hé là, p’tite dame. Toujours prête à mordre, hein ?

— Ne m’appelez pas “p’tite dame”, sale manouche, sinon je viens vous couper les couilles. Qu’est-ce que vous voulez, cette fois ? »

Le Voyageur sentit qu’il valait mieux ne pas prendre la menace à la légère. Elle avait ses règles ou quoi ? « Alors, ce flic ? reprit-il. Qu’est-ce que vous avez trouvé sur son compte ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est encore assis dans sa bagnole devant l’appartement de la fille McKenna. Qu’est-ce qu’il fait là ? Qui est-ce ?

— Lui ? C’est le moindre de vos soucis, croyez-moi. Jack Lennon. Inspecteur de police. Un type futé qui aurait dû monter en grade, mais il a un peu cafouillé il y a quelques années. Il a été accusé de harcèlement sexuel par une pétasse de son service. La plainte n’a pas été retenue mais sa réputation en a quand même pris un coup. Il est endetté jusqu’au cou, il a trop d’amis parmi les loyalistes, et on raconte qu’il palpe du côté des bordels. D’après un de ses collègues, il aurait proposé un pot-de-vin. Ses supérieurs s’en méfient et le soupçonnent d’être corrompu. Ne vous préoccupez pas de lui.

— Je ne peux pas, répliqua le Voyageur. Il va se fourrer dans mes pattes. J’ai intérêt à le dégager.

— Non. Si vous vous en prenez à un flic, même un ripou, vous risquez de tout faire foirer.

— Je serai prudent. On ne pourra pas relier…

— J’ai dit non. Écoutez-moi. Il y a des gens qui ferment les yeux pour nous laisser la charge de cette affaire. Si vous flinguez un policier, ils changeront d’attitude. Vous me suivez ?

— C’est bon, j’ai compris. »

Un silence tomba, puis Orla O’Kane reprit : « Et Patsy Toner ?

— Je le vois ce soir.

— Parfait. Ma patience a des limites. Contentez-vous de faire ce pour quoi on vous paye.

— OK. »

Le Voyageur raccrocha et remit le téléphone dans sa poche. « Connasse de pisseuse », marmonna-t-il. Il démarra la Mercedes et partit à la recherche de Patsy Toner.

28

Lennon le trouva au Crown Bar, aussi incroyable que cela puisse paraître. Malgré les compartiments aménagés tout autour de l’espace, le Crown était le pub de Belfast à éviter si l’on voulait rester discret. À travers les cloisons de bois et de verre qui divisaient la salle en plusieurs parties, Lennon aperçut Patsy Toner, assis à une extrémité du comptoir, face au mur de granit rouge.

Des rires fusaient, des voix s’élevaient çà et là au milieu du brouhaha. Les touristes se mélangeaient à la population locale, et Lennon s’avisa que l’endroit était particulièrement désigné pour servir de refuge à un homme qui a peur. Patsy Toner était sans doute plus en sécurité ici que dans tout autre bar de la ville.

Il était encore tôt. Lennon s’avança vers Toner en se frayant un chemin entre les consommateurs, employés de bureau et vacanciers confondus, les uns avec leurs pintes de Guinness, les autres buvant des smirnoff ice et du cidre.

Il se glissa derrière Toner et lança à l’attention du barman : « Une Stella. »

Toner tourna légèrement la tête pour voir qui se tenait si près. Lennon se demanda si l’avocat reconnaîtrait en lui le flic qui avait souvent interrogé ses clients. Un homme de droit digne de ce nom se rappelait sûrement les noms et les visages des policiers qu’il croisait dans son travail.

Comme pour lui donner raison, Toner se raidit.

Le barman posa le verre sur le plateau de la tireuse et laissa la mousse déborder. Lennon se pencha pour lui glisser un billet dans la main.

« Comment ça va, Patsy ? » dit-il en prenant la pinte, toujours collé à Toner.

L’avocat fixait son verre devant lui. « On se connaît ?

— Nos métiers respectifs nous ont mis en contact. »

Toner tourna la tête. « Je ne me rappelle pas votre nom.

— Inspecteur Jack Lennon. »

Avait-il tressailli ? Toner fixa à nouveau son verre. « Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous parler. »

L’avocat posa les paumes à plat sur le comptoir. Les doigts de sa main gauche étaient pâles et maigres. Il avait les épaules voûtées.

Lennon jeta un coup d’œil derrière lui. « Il y a un box libre. Prenez votre verre. »

Ils entrèrent dans un petit espace privatif en bois ouvragé et vitrail où se logeait une table. Lennon ferma la porte.

Une serveuse la rouvrit et désigna le carton posé sur la table. « Monsieur, ce box est réservé. »

Lennon montra sa carte. « Je n’en ai pas pour longtemps.

— Les personnes vont arriver d’une minute à l’autre, insista-t-elle.

— Alors, je sortirai. » Il sourit. « Juste une minute. Vous me rendrez un fier service. S’il vous plaît… »

Après une hésitation, la serveuse lui rendit son sourire. « D’accord, je… »

Lennon referma la porte. Il s’assit en face de Toner, le considéra longuement. L’avocat porta le verre à sa bouche d’une main tremblante.

« Comment ça va, Patsy ? » demanda à nouveau Lennon.

Toner fit la grimace en avalant sa gorgée. Il reposa son verre maladroitement sur la table. « Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je viens juste prendre de vos nouvelles. Il paraît que vous n’avez pas trop la forme, ces temps-ci. Quelque chose vous tracasse. »

Toner eut un rire forcé. « Qui vous a dit ça ?

— Plusieurs personnes. Des amis à vous. »

Toner s’esclaffa encore. Un rire grêle et mal assuré, à présent. « Des amis ? Vous me baratinez. Je n’ai pas d’amis. Plus maintenant.

— Ah bon ? » Lennon feignit la surprise. « Vous étiez très apprécié, autrefois. On vous connaissait plein de bonnes relations, dans tous les milieux.

— Autrefois, oui », répéta Toner en écho. Il essuya le whisky sur sa moustache. Une barbe de deux jours lui assombrissait les joues. « L’amitié est une drôle de chose, souffla-t-il. Vous croyez que c’est solide, pour la vie, alors que ça peut s’arrêter d’un coup. »

Lennon acquiesça. « Je vois ce que vous voulez dire », déclara-t-il avec un accent de sincérité.

Dans les yeux de Toner passa un éclat fugitif qui mourut dès qu’il reprit la parole. « Venons-en au fait. Vous n’êtes pas venu juste pour bavarder. »