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Lennon croisa les mains sur la table. « À ce qu’il paraît, vous êtes bizarre, depuis quelque temps. Comme si vous aviez les jetons. Je veux savoir ce qui vous fait peur. »

Toner s’adossa à la banquette. « Qui vous a raconté ça ?

— Des gens.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

— Que vous avez plongé depuis la mort de Paul McGinty. Que vous buvez comme un trou. Que vous en savez plus que vous ne le laissez entendre, et que ça vous ronge.

— Non. » Toner secoua la tête d’un air hagard. « Pas du tout. Ce n’est pas… Qui a dit ça ?

— Vous parlez quand vous êtes ivre. Vous avez raconté que ce n’était pas fini, qu’ils allaient venir vous chercher, que ce n’était qu’une question de temps. »

Les joues de Toner s’empourprèrent. « Qui a dit ça ? répéta-t-il.

— Un de vos amis. » Lennon songea à lui faire part de ce que racontait Roscoe, à savoir que Toner avait tellement peur qu’il n’arrivait plus à bander, mais il décida de s’abstenir.

« Conneries, dit Toner, les yeux brillants.

— Je peux peut-être vous aider.

— Conneries. » Toner voulut se lever. Ses jambes se dérobèrent sous lui.

« Je peux vous aider, affirma cette fois Lennon. Nous pouvons vous aider. Je connais des gens à la Branche Spéciale. Ils vous protégeront. »

Toner lâcha un rire méprisant. « Ils me protégeront ? Si j’ai besoin de protection, c’est justement à cause de ces connards. Ils ne sont pas au courant que vous êtes venu, hein ? Parce qu’autrement, ils vous auraient dissuadé.

— Qui ça ?

— À votre avis ? » Toner réussit enfin à se lever, bousculant la table de ses cuisses. « Vos patrons, évidemment. La Branche Spéciale et les Anglais. Vous voulez savoir ce qui s’est passé ? C’est eux qu’il faut interroger. Pas moi. »

Lennon l’attrapa par le poignet. « Patsy. Attendez. »

Toner se dégagea et ouvrit la porte. « Allez parler aux vôtres. Vous verrez bien ce qu’ils vous diront.

— Marie McKenna, lâcha Lennon. Sa fille. Ma fille. »

Toner se figea. « Mais oui, bon sang. Vous êtes le flic avec qui Marie s’était maquée.

— Exact. »

La serveuse apparut derrière Toner, suivie d’un groupe de jeunes cadres. « J’ai besoin de récupérer le box », annonça-t-elle.

Toner ne lui prêta pas attention. « Vous vous demandez où elle est partie ?

— Oui.

— Je n’en sais rien. Personne ne sait. Qu’elle reste en dehors de tout ça. Et vous aussi. N’allez pas vous en mêler. C’est tout ce que je vous dirai, et c’est déjà trop.

— Excusez-moi, insista la serveuse.

— Une minute. » Lennon sortit une carte de visite de sa poche et la fourra dans la main de Toner. « Si vous avez envie de parler.

— Sûrement pas. » Toner lui rendit la carte. « Laissez tomber. D’accord ? Laissez tomber. Ça vaudra mieux pour tout le monde. »

Lennon écarta la veste de l’avocat et glissa la carte dans sa poche intérieure. « Au cas où. »

Toner eut soudain l’air très vieux. « Laissez tomber », répéta-t-il. Il se détourna et fila vers la sortie.

Lennon remercia la serveuse en la gratifiant d’un billet de cinq livres. Il partit à son tour, sans se presser, afin que Toner ait le temps de s’éclipser. L’avocat avait disparu lorsqu’il émergea de la foule massée à la porte du pub et retrouva l’agitation de Great Victoria Street, où taxis et voitures se bousculaient en klaxonnant dans l’ombre de l’Europa Hotel.

Il se rappela alors sa résolution de la veille et regarda sa montre. Seulement 18 h 30. Tant pis s’il avait oublié d’envoyer un texto à sa sœur. Il jugea peu probable que quelqu’un d’autre rende visite à leur mère un soir de semaine. En se dépêchant, il arriverait à Newry avant vingt heures, passerait une heure avec elle, et serait de retour à Belfast avant vingt-deux heures.

Il se dirigea vers le parking de Dublin Road. Dans son esprit défilaient des images : une frêle vieille dame, un avocat effrayé, et une petite fille qui ne savait pas comment il s’appelait.

Pour la troisième fois en vingt minutes, Lennon rappela à sa mère qui il était. Pour la troisième fois, elle hocha la tête en paraissant vaguement le reconnaître. Après avoir tripoté sa robe de chambre quelques instants, elle fixa à nouveau le mur en face de son lit.

Chaque visite se déroulait ainsi. Une suite de phrases sans affect, trouées par des moments d’absence. Pourtant Lennon venait malgré tout, peut-être pas aussi souvent qu’il l’aurait dû, mais suffisamment pour qu’on le remarque. Il ne reprochait pas à sa mère le temps qu’elle lui prenait. Simplement, il détestait la voir dans cet état, même si elle l’avait déshérité des années auparavant. Il avait dû attendre que son esprit batte la campagne avant de pouvoir la revoir, et cela aussi lui faisait horreur. Ne subsistait plus que l’ombre de la femme qui riait comme une gamine quand elle dansait avec son frère et lui aux mariages et aux communions.

« Les jours raccourcissent, dit-elle en regardant par la fenêtre à demi obscurcie. Pour un peu, on se croirait à Noël. Ça se passe chez qui, cette année ?

— Chez Bronagh, répondit Lennon. Comme toujours. »

Bronagh. L’aînée des trois sœurs. C’était elle, tant d’années auparavant, qui avait ordonné à Lennon de partir et de ne plus jamais revenir.

La veille de la mise en terre de Liam, Phelim Quinn, membre du conseil municipal d’Armagh, vint rendre visite à la mère de Lennon. Il la prit à part, présenta ses condoléances et lui rappela que parler à la police n’arrangerait rien. De toute façon, les flics n’apporteraient sûrement aucun soutien à la famille. Liam avait payé pour ses erreurs. Dans l’intérêt de tous, il valait mieux se remettre au plus vite et tourner la page. La mère de Lennon lui ordonna de sortir d’une voix à peine audible. Lennon rattrapa Quinn alors qu’il avait presque atteint le portail de leur petit jardin.

« Liam n’était pas une balance, lâcha-t-il. Il me l’a dit. »

Quinn s’arrêta et se tourna vers lui. « À moi aussi, il me l’a raconté. Ça n’est pas vrai pour autant. »

La gorge de Lennon se serra, des larmes lui brûlaient les yeux. « Si ! Il m’a expliqué que quelqu’un se couvrait et lui faisait porter le chapeau. »

Quinn s’approcha tout près de lui. Son haleine sentait le whisky. « Fais attention à ce que tu dis, fiston. Ta famille a assez de peine comme ça. N’en rajoute pas. »

Lennon fut pris d’une subite envie de pleurer. Il se retint. Pas question de craquer devant ce salaud. « Vous vous êtes trompé de personne, répondit-il. Ne l’oubliez pas. »

Ravalant les larmes brûlantes qui se pressaient derrière ses yeux, il retourna dans la maison où sa mère et ses trois sœurs se serraient les unes contre les autres. À partir de ce jour-là, il ne pleura plus jamais.

Le lendemain de l’enterrement de Liam, deux policiers en uniforme se présentèrent à la porte. Bronagh les maintint sur le perron pendant dix minutes, jusqu’à ce que sa mère intervienne et les laisse entrer. Lennon observait la scène depuis le seuil du salon en les écoutant poser des questions banales, d’une voix désabusée. Ils savaient tous deux qu’ils perdaient leur temps, on le voyait à leurs visages, à leurs attitudes. Leur visite n’était rien de plus qu’une formalité, une case à cocher. Ensuite, l’affaire serait classée avec une centaine d’autres qui ne seraient jamais élucidées parce que les habitants du quartier refusaient de coopérer.

Lennon intercepta les policiers dans le couloir.