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« Phelim Quinn, dit-il.

— Oui, et après ? rétorqua le sergent.

— C’est lui le coupable. Ou alors, il sait qui c’est. »

Le sergent se mit à rire. « Moi aussi, je le sais. Tout comme mon collègue ici, l’agent McCoy. Et tout le monde dans cette rue. Il suffirait que quelqu’un fasse une déposition, l’enquête serait quasiment bouclée. Mais en attendant, c’est comme si on cherchait le père Noël. »

Il posa une main sur l’épaule de Lennon. « Écoute, mon garçon. J’aimerais vraiment coffrer les salopards qui ont tué ton frère. Je t’assure. Mais ça n’arrivera jamais, tu le sais aussi bien que moi. Bon sang, s’il y avait la moindre chance de leur mettre la main dessus, ils enverraient des inspecteurs, pas des sous-fifres comme nous. On tape les rapports, on remplit les formulaires, ça s’arrête là. Le mieux que tu puisses faire, c’est d’éviter les ennuis et de t’occuper de ta mère. »

Plantant là le jeune Lennon, les policiers repartirent et fermèrent la porte derrière eux.

Durant les semaines suivantes, la maison sembla comme prise dans la glace. Chacun s’enfermait dans son chagrin, sa colère et sa peur, sans trouver le moyen de les exprimer. La nuit, allongé seul dans la chambre qu’il avait partagée avec son frère, Lennon réfléchissait aux conséquences de sa décision. En remplissant son dossier d’inscription, il avait donné son adresse d’étudiant à Belfast. Il était de retour à Queen’s pour commencer son master de psychologie lorsqu’il fut convoqué à son premier examen. Le soulagement qu’il éprouvait à l’idée de quitter sa famille dévastée était terni par la crainte. Il s’embarquait dans six mois d’entretiens et d’épreuves physiques, travaillant aussi à temps partiel à l’accueil de l’unité psychiatrique de Windsor House, tout ça sans mettre personne dans la confidence, pas même ses meilleurs amis de l’université.

Il revenait de moins en moins à la maison le week-end, malgré la Seat Ibiza d’occasion héritée de son frère qui lui facilitait les trajets de Belfast au village. Le lit inoccupé de sa chambre, tel un sanctuaire érigé à la mémoire de Liam, l’empêchait de fermer l’œil. Un jour, il demanda à sa mère s’il pouvait l’enlever. Elle le gifla à la volée et il ne reposa plus la question. Bronagh prenait peu à peu le contrôle de la maison, organisant les repas, attribuant diverses tâches domestiques à ses sœurs cadettes, tandis que sa mère passait ses journées à regarder dans le vague.

Un Noël passa, ce fut une torture. Ils mangeaient toujours en silence. En mars arriva la dernière épreuve : les contrôles de sécurité. Convaincu d’être éliminé à cause de son frère, Lennon commença à souhaiter une lettre de refus. Pourtant, dans un coin de son esprit, une petite voix effrayée et pleine d’espoir à la fois lui disait que peut-être — après tout, peut-être — son frère n’avait pas été impliqué suffisamment, ni assez longtemps, pour que l’on rattache son nom à un crime quelconque. Peut-être aussi montrait-il qu’il prenait ses distances par rapport à sa famille en donnant son adresse à Belfast. Enfin, il reçut le document qui lui signifiait la date de son admission au Centre d’entraînement de la Police de Garnerville. Gardant les yeux fixés sur les mots imprimés pendant un temps interminable, il sut qu’il se présenterait et que son ancienne vie touchait à sa fin.

Il retourna chez lui une dernière fois, but une bière au pub avec d’anciens amis d’école, rédigea des courriers pour sa mère, arpenta le village de long en large. Après la messe du dimanche, il annonça la nouvelle à ses sœurs et à sa mère en mangeant le rôti préparé par Bronagh. Claire et Noreen ne firent aucun commentaire. Elles ramassèrent leurs assiettes, les déposèrent dans l’évier et sortirent de la pièce. Bronagh resta assise sans bouger.

Sa mère regardait la nappe, tremblant de tous ses membres. « Tu seras tué, dit-elle. Comme Liam. Tu seras tué. Je ne peux pas perdre deux fils. N’y va pas. Tu n’es pas obligé. Tu as le droit de changer d’avis. Reste à l’université, termine ton master, trouve un bon travail. Ne fais pas ça.

— Ma décision est prise, répondit-il. Il le faut. Pour Liam. »

Bronagh secoua la tête avec une moue dégoûtée. « Ne te sers pas de lui pour te justifier ! Tu sais quelles seront les conséquences pour la famille. Maman ne pourra plus se montrer nulle part. On aura de la chance si la maison n’est pas réduite en cendres. Et nous avec.

— Ça ne changera jamais, autrement. On se plaint que la RUC soit une police en majorité protestante, mais on refuse de s’y engager ! On condamne les flics qui ne nous protègent pas, alors qu’on ne leur en laisse pas la possibilité. Je fais ça pour…

— Sors d’ici. » Bronagh passa un bras autour des épaules de sa mère. « Regarde dans quel état tu la mets. Prends tes affaires et va-t’en. »

Ce soir-là, Lennon quitta la maison de son enfance. Il jeta sur le siège de la voiture une vieille valise et un sac de sport dans lesquels il avait fourré le peu d’effets qu’il possédait, et rentra à Belfast. Par un vieil ami, il apprit que Phelim Quinn était revenu voir sa mère quelques semaines plus tard : il l’avertissait que son fils serait tué s’il se montrait à Middletown. Pour la deuxième fois en un an, elle le chassa.

Lennon se pencha et embrassa sa mère sur le front. Elle lui caressa la joue. Un pli se creusa entre ses sourcils.

« D’où te viennent toutes ces rides ? demanda-t-elle. Chaque fois que je te vois, tu ressembles un peu plus à ton père. »

Lennon doutait qu’elle se rappelât sa dernière visite. « Oui, tu me l’as déjà dit.

— Il va bientôt revenir.

— Qui ça ? Papa ?

— Mais oui. De qui crois-tu que je parle ? Du pape ? Il reviendra et nous emmènera tous en Amérique avec lui. »

Lennon se souvenait à peine du visage de son père. Il ne l’avait pas vu depuis presque trente ans. Personne n’avait eu de nouvelles depuis, mais à quoi bon le rappeler à sa mère ? Autant la laisser s’accrocher à ses illusions, puisqu’elles lui apportaient un semblant de bonheur.

« Il nous emmènera dans un endroit très chic à New York. Moi, toi, Liam et les filles. Tout le monde ensemble.

— Oui, maman. » Lennon l’embrassa encore avant de partir.

Dans le parking, la porte s’ouvrit devant lui. Bronagh se figea lorsqu’elle l’aperçut. Elle resta un instant immobile, froide comme un matin d’hiver, puis baissa la tête en le croisant.

« Bronagh ? »

Elle s’arrêta, dos tourné, les yeux au sol. Lennon vit ses poings s’ouvrir et se fermer. À en juger par sa tenue, veste ajustée et jupe, elle arrivait directement de l’hôtel dont elle était gérante, dans le centre de Newry.

« Comment va-t-elle ? demanda-t-il. Ils s’en occupent ?

— Je ne savais pas que tu serais là.

— Excuse-moi. J’ai oublié de t’envoyer un texto.

— Ne recommence pas », dit-elle en s’éloignant sans le regarder.

29

Le Voyageur en avait assez d’attendre. Deux heures et demie maintenant, presque trois, et toujours pas de Toner en vue. Le petit nabot avait quitté sa femme et ses gosses et s’était installé dans un appartement miteux près de Springfield Road. D’après le Bull, il buvait tellement qu’il en crèverait. Le Voyageur le soulagerait, finalement, en abrégeant ses souffrances.

Il chercha une position plus confortable sur le siège du conducteur. Sa blessure au bras le gênait dans ses mouvements et son œil le démangeait atrocement. Trente minutes plus tôt, il avait appliqué la pommade antibiotique. Recommandée en cas de conjonctivite, si l’on en croyait le pharmacien. Le goût du produit dans son arrière-gorge lui soulevait le cœur. Il avait abaissé la vitre de quelques centimètres pour laisser entrer l’air de la nuit, sans résultat. Incontestablement, il n’était pas au meilleur de sa forme, d’autant plus qu’il voyait flou de cet œil-là. Pour une chiure de mouche comme Toner, ça n’avait guère d’importance, mais il lui faudrait faire attention en face d’un adversaire plus coriace.