Lennon se sentit pris d’une nausée qui lui retournait l’estomac et virait à la crampe. Il ouvrit la portière pour se pencher à l’extérieur, respirant avec force, avalant de la bile. « C’est pas vrai… » lâcha-t-il. Sa voix résonna étrangement dans ce désert.
Il cracha sur le trottoir. Succédant à la chaleur qui se retirait dès la fin de la journée, l’air du soir lui rafraîchit la peau. Il huma une odeur de fumée. Un feu brûlait quelque part, du vieux bois dans lequel on jetait des pneus.
Marie et Ellen étaient présentes, avait raconté Patsy Toner.
Au milieu d’une tuerie, dans une ancienne ferme près de Middletown. Sa fille et Marie McKenna. Elles avaient survécu et réussi à quitter le pays, mais qu’avaient-elles vu ? De quoi Ellen avait-elle été témoin ? Il toussa et cracha encore.
Se repassant mentalement la conversation avec Toner, il tenta de remettre en ordre les événements que l’avocat, une fois lancé, avait récités d’une voix monocorde, comme s’il se les était racontés à lui-même tellement de fois que les mots perdaient tout sens. Un fou, un tueur, avait pris McGinty et sa bande par surprise ; les cadavres étaient tombés les uns après les autres. À plusieurs moments du récit, Lennon eut envie d’attraper Toner et de le secouer pour le faire taire.
Il connaissait certains noms. Vincent Caffola était un caïd notoire ; le père Eammon Coulter défendait des meurtriers ; Brian Anderson était un policier en disgrâce — après son assassinat, les journaux regorgeaient d’articles détaillant les dessous-de-table qu’il s’était alloués, les collègues qu’il avait vendus. Et Paul McGinty, à peine sorti du caniveau, s’imposait en politicien de la pire espèce. Gangster qui se rêvait homme d’État et héros de la classe ouvrière, c’était en réalité un parasite assoiffé d’argent et de pouvoir. La politique lui permettait simplement de donner un visage respectable à son avidité.
Toner le confirma : tout commençait avec Michael McKenna, l’oncle de Marie McKenna. Quand Lennon la rencontra, Marie ne parla pas de sa famille, mais elle ne put éviter longtemps le sujet. Elle l’aborda donc un soir pendant qu’ils dînaient ensemble, minimisant l’importance de la chose comme si son père et son oncle n’intervenaient en rien dans sa vie présente. Mais elle était trop intelligente pour ignorer — il le voyait sur son visage — ce qu’il en coûterait à Lennon et à sa carrière s’il côtoyait la nièce d’un parrain du milieu paramilitaire, la fille du frère qui lui servait de larbin. Elle savait que sa loyauté serait mise en cause, principalement par les siens.
Son visage disait en substance : Voilà ta porte de sortie. Va-t’en tout de suite. Ta dignité demeurera intacte, il n’y aura ni chagrin ni faute.
Lennon resta avec elle. À présent, il se demandait parfois pourquoi, bien qu’en vérité il le sût. Il se fatiguait. Ses trente ans reculaient et la quarantaine se pointait à l’horizon. Il accusait son âge quand il écumait les bars où les femmes semblaient de plus en plus jeunes, au point qu’elles sortaient à peine de l’adolescence et que la chasse se faisait chaque nuit plus sordide.
Lorsque sa relation avec Marie commença à battre de l’aile, sa plus grosse erreur fut de se confier à Wendy. Elle qui refusait de lui accorder ses faveurs du temps où ils étaient tous deux célibataires, elle avait changé du tout au tout en le voyant nouer, avec succès, une relation avec une autre femme. L’amie qui lui souhaitait d’être heureux et s’intéressait à sa vie amoureuse se transforma en séductrice dont les questions le mettaient mal à l’aise. Quand il raconta que l’instinct de la nidification l’agaçait profondément chez Marie et qu’il ne se sentait plus maître de sa vie, les yeux de Wendy s’allumèrent. Dès lors, elle s’assit plus près de lui, l’effleurant parfois de la cuisse ou laissant une main s’attarder sur son avant-bras.
Nuit après nuit, couché près de Marie qui respirait doucement, il luttait pour refouler la sensation de la main de Wendy sur sa peau, pour cesser d’imaginer la douceur de ses lèvres. Durant ces heures d’insomnie, il se demandait : Est-ce cela que je veux ? Une vie avec Marie, est-ce vraiment ce que je désire ? Chaque fois, il parvenait à la même réponse.
C’est ce que j’ai.
Ils firent l’amour encore une fois avant la fin. Lennon ne dormait plus et ne pouvait expliquer pourquoi, mais Marie devinait qu’il se passait quelque chose de grave. Ce soir-là, ils étaient allongés l’un contre l’autre ; il avait posé la tête sur son sein, espérant désespérément que la tiédeur de sa chair l’apaiserait et lui rendrait la raison. Ils se rapprochèrent d’un même élan, tout naturellement, comme ils l’avaient fait des centaines de fois. Marie le caressa tandis qu’il l’embrassait, repoussait sa chemise de nuit, puis l’ôtait complètement au moment où elle se glissait sous lui. Il la pénétra et ils adoptèrent le rythme calme des corps qui se connaissent bien. Quand il sentit monter la jouissance, il essaya de ne pas imaginer Wendy à la même place, ses yeux fermés, sa bouche offerte. Il enfouit son visage dans l’épaule de Marie pour chasser l’image.
Ils restèrent enlacés et silencieux. Lorsqu’ils se séparèrent, Lennon vit qu’elle pleurait. Il suivit du doigt la trace de ses larmes.
« Qu’est-ce qu’il y a ? souffla-t-il.
— Rien. On y arrive bien, hein ?
— À quoi ? »
Elle sortit du lit et s’enveloppa dans son peignoir. « À faire semblant quand il le faut. »
Il la regarda passer dans la salle de bains et eut soudain honte d’être nu.
Il faisait gris et froid dehors. Une pluie hésitante mouillait la fenêtre. Six semaines, annonça-t-elle. Ajoutant que cela les aiderait peut-être à se retrouver, à panser les blessures qui les avaient séparés. Lennon sourit et la prit contre lui, l’assura que tout irait bien alors que la panique explosait dans ses tripes.
Il ne pouvait pas plus être père que chirurgien ou prêtre. Ce serait forcément un échec. Il décevrait l’enfant, tout comme son propre père l’avait déçu. Pourtant, il serra Marie dans ses bras et lui mentit tandis que son âme se délitait.
Lennon revint brusquement à la réalité. Une brise entrait par la portière ouverte de l’Audi, de l’air frais qui se frayait un chemin dans une rue déserte. Quelque chose remua à la périphérie de sa vision. Tournant la tête, il vit une vieille Peugeot 306 qui le doublait et s’arrêtait le long du trottoir. Le moteur peinait à développer la puissance exigée par un jeune conducteur qui avait abaissé la suspension et équipé le véhicule de jantes alliage et de pneus taille basse. Les vitres arrière étaient obscurcies, un bandeau s’étirait en travers du pare-brise. Lennon distingua trois silhouettes à l’intérieur, portant toutes des maillots Rangers.
Il songea à rentrer ses jambes dans l’Audi et à fermer la portière. Mais sa colère refusait d’obtempérer. Les trois occupants de la 306 étaient chaussés de tennis et vêtus de pantalons de survêtement, comme le jeune garçon dont Lennon avait examiné le corps dans une arrière-cour à moins de deux kilomètres de distance. Là-bas, pourtant, c’était une autre planète ; ici, ce même garçon devenait un extraterrestre, et peu importait qu’ils s’habillent tous de manière identique et parlent un langage commun. Leurs maillots étaient de couleurs différentes, voilà tout.