« Salut », lança le conducteur.
C’était en général celui qui commandait. Lennon ne répondit pas et le tint plus particulièrement à l’œil pendant qu’il s’approchait de l’Audi avec les deux autres.
« Vous êtes perdu ?
— Non.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Rien. »
Les amis du conducteur passèrent derrière l’Audi. L’un d’eux se pencha sur le coffre et essaya de l’ouvrir.
« Vous êtes d’où ? demanda le conducteur.
— D’ailleurs, répliqua Lennon. Dis à ton pote de ne pas toucher ma bagnole sinon je lui défonce la tête.
— Hein ?
— Tu as entendu. »
Le conducteur ricana. « Hé, Darren. Ramène-toi ! »
Lennon glissa une main sous sa veste et ôta la sécurité.
Darren rejoignit son chef. C’était un grand costaud aux joues rouges, avec de petits yeux de cochon et des cheveux blonds coupés en brosse. « Quoi ? »
Le conducteur désigna Lennon. « Il dit qu’il va te défoncer la tête si tu touches à sa caisse. »
Darren posa une main sur le toit de l’Audi et se pencha vers Lennon. Il sentait la mauvaise piquette que buvait la racaille de son espèce. « Vous allez faire quoi ?
— Ôte tes sales paluches de ma voiture, sinon je t’explose le nez. Toi et tes copains. Foutez le camp.
— Votre voiture ? » rétorqua Darren. Il sortit un couteau de sa poche. « C’est ma voiture. Du large. »
En un seul geste, Lennon l’attrapa par le poignet et lui appuya un pistolet sous le menton, le Glock 17 qu’il serrait dans sa main droite depuis que le conducteur avait appelé son comparse.
« Lâche ton couteau, connard. »
Un liquide chaud éclaboussa les chevilles de Lennon, tandis qu’une tache sombre s’étalait à l’endroit de l’entrejambe sur le survêtement de Darren. Le couteau rebondit sur le trottoir et disparut derrière l’Audi. Le conducteur partit en courant vers la Peugeot.
« Qu’est-ce qui se passe ? » lui lança le troisième jeune.
Le moteur trafiqué de la Peugeot démarra en toussant, les pneus hurlèrent en patinant sur l’asphalte. Puis la voiture s’arracha en manquant de heurter l’Audi. Lennon la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue.
Darren pleurait. L’autre jeune s’approcha, vit le pistolet, et prit ses jambes à son cou.
« Ça nous laisse seuls tous les deux, Darren », dit Lennon.
Darren pleurnichait. Il sentait la mauvaise sueur et l’urine.
« Tes copains et toi, reprit Lennon, vous vous dites loyalistes. Hein ? »
Darren ne répondit pas. Lennon appuya plus fort le canon du Glock dans les replis de la peau, sous le menton.
« Réponds-moi.
— Oui.
— C’est drôle, parce qu’ils ne m’ont pas l’air très loyaux, tes copains. Et toi ? Tu es loyal ? »
Le pistolet enfoncé dans le cou, Darren toussa. Il avait le nez qui coulait. Un filet de morve tomba sur la manche de Lennon.
« Réponds-moi.
— Je sais pas, dit Darren, la voix étranglée.
— Vous n’êtes que des petites merdes, continua Lennon. Vous volez les gens de votre propre camp. Ils se taisent à cause de vos menaces et de vos manœuvres d’intimidation. Vous vous foutez de tout, sauf de jouer les caïds et de vous remplir les poches en vous sucrant sur le dos de vos semblables. Si vous pouvez vous prétendre loyalistes, c’est parce que les lavettes qui devraient vous remettre dans le droit chemin n’ont ni l’intelligence ni les couilles de le faire. Et après, les gens se demandent pourquoi les républicains vous ont donné du fil à retordre pendant tant d’années.
— S’il vous plaît, gémit Darren.
— S’il vous plaît, quoi ?
— Ne tirez pas. »
Lennon hésitait entre la pitié et le mépris. « Trouve-moi une bonne raison. »
Darren ouvrit la bouche, la referma. Il cherchait quelque chose à invoquer pour sauver sa peau. « Je… Pardon, dit-il en grimaçant comme un enfant qui espère échapper à une punition.
— Pardon pour quoi ?
— Je sais pas. »
Le rire de Lennon, tranchant comme du papier, mourut dans sa gorge. « Les enfoirés de ton genre ont veillé à ce qu’il ne reste personne ici pour avertir la police, personne pour oser parler. On ne voit jamais rien, on n’entend rien. Tu sais ce que ça veut dire ? »
Darren réussit tant bien que mal à secouer la tête. Il tremblait de plus en plus fort et n’opposait aucune résistance. Bientôt ses jambes lâcheraient, Lennon le sentait.
« Ça veut dire que je pourrais t’exploser ta petite cervelle de merde contre le mur, personne n’en saurait rien. On n’entendrait rien, on ne verrait rien. Et tu crois que tes potes se bougeraient pour aller voir les flics ? »
Darren ravala sa morve. « Non », répondit-il en vacillant.
Lennon le repoussa brutalement. « Fous le camp. »
Le jeune garçon bascula en arrière contre le mur. Il regarda Lennon en haletant, les yeux écarquillés.
« Allez, tire-toi », dit encore Lennon en rangeant le Glock.
Darren s’écarta, hésitant tout d’abord, puis il pressa le pas. Quelques mètres plus loin, il baissa la tête et partit dans un sprint, aussi vite que son corps massif le lui permettait. Mais son échappée fut de courte durée. Il trébucha et tomba visage contre terre. Lennon fit la grimace en le voyant vomir. Darren se releva aussitôt pour courir comme un fou et disparaître au coin de la rue.
« T’es qu’un petit connard », murmura Lennon dans sa barbe.
Mais il se demanda s’il parlait de Darren ou de lui-même.
36
Le Voyageur ferma les robinets lorsque le niveau de l’eau eut atteint le trop-plein. Il plongea les doigts sous la surface. C’était froid. Il s’écarta de la baignoire et éteignit la lumière. L’espace derrière la porte était juste assez large pour s’y dissimuler.
Combien de temps pouvait-il rester immobile ? Quatre heures, tel avait été son maximum, dans le bureau d’un comptable. Pauvre type. Terrassé par une crise cardiaque rien qu’en le voyant surgir dans l’ombre. Même pas besoin de le toucher. Ça, c’était une proie facile, sauf qu’il avait trouvé l’attente franchement pénible.
Réussirait-il à dépasser son record, sans bouger ? Oui, sans doute. Il s’ennuyait rarement. Sans être un intello, il était capable de se divertir longtemps, très longtemps en jouant avec son esprit. Il lui suffisait de penser à des gens qu’il avait connus, ceux qu’il avait baisés, ceux qu’il avait tués. Ou à Sofia, tiens, et au bébé qu’il allait lui faire.
Au lieu de quoi, il pensa à Gerry Fegan. Le Bull lui avait montré une photo. Fegan était mince et tout en muscles, comme lui-même, avec un visage dur aux traits creusés. Combien d’hommes avait-il tués ? D’abord les douze victimes pour lesquelles il était parti en cabane, puis la récente vague de meurtres. Ça faisait combien ? Quatre à Belfast, deux à la ferme près de Middletown — un agent britannique et le politicien Paul McGinty. Dix-huit, donc. Le Voyageur en totalisait deux fois plus, sinon davantage.