« Bien. » Fegan glissa le pistolet dans sa poche à côté du portable et s’éloigna.
38
« Fichez le camp, dit l’inspecteur principal Gordon.
— Non, répondit Lennon. Je veux voir la scène du crime.
— Qui vous parle de crime ? C’était un accident. Il était ivre, il a glissé et s’est fendu le crâne. »
À la porte de leurs chambres, les clients de l’hôtel observaient les allées et venues des équipes de soin et de la police.
« Quelqu’un a essayé de le tuer il y a deux jours, insista Lennon.
— N’importe quoi, répliqua Gordon. Une femme a été agressée dans son immeuble. Ça n’avait rien à voir. Pure coïncidence.
— Quelqu’un s’est introduit chez lui et l’a poursuivi. Il me l’a dit. Il a vu qui c’était.
— Il vous a raconté ça ?
— Hier.
— Où ?
— Ici. En bas, dans la cour. Il m’a appelé sur mon portable et a dit qu’il voulait me parler. Il était mort de trouille.
— Il avait bu ?
— Oui.
— Et voilà, conclut Gordon. Il était ivre et il a glissé, c’est tout. »
Lennon essaya de déchiffrer l’expression de son supérieur. « Vous savez bien que ce n’est pas vrai.
— Hé, attention.
— Il y a autre chose, on le sait. Il était menacé, il avait peur de quelqu’un. Vous ne pouvez pas faire comme si…
— Taisez-vous, coupa Gordon.
— Vous n’avez pas…
— Fermez-la. » Gordon attrapa Lennon par sa manche et l’entraîna au fond du couloir, près de l’issue de secours. Posant une main sur sa poitrine, il le poussa contre le mur.
« Maintenant, vous allez m’écouter. Votre carrière en dépend. » Après avoir jeté un coup d’œil dans le couloir pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre, Gordon poursuivit : « M. Toner intéressait la Branche Spéciale. Et quand quelqu’un intéresse la Branche Spéciale, c’est elle qui décide. Les agents qu’elle a envoyés sur les lieux ont conclu à un accident. Vous savez ce que ça signifie ?
— Quoi ?
— Ça signifie que c’était un accident. Quoi que vous en pensiez, quoi que, moi, j’en pense, c’était un accident. Point final.
— Mais enfin, je ne peux pas…
— Laissez tomber, je vous dis. » Gordon tapota la poitrine de Lennon d’un doigt insistant. « Qu’est-ce qui vous a pris de parler à Toner ? D’abord, vous harcelez le propriétaire de la maison, et ensuite…
— Je n’ai harcelé personne, protesta Lennon. Tout ce que j’ai fait… »
Gordon le repoussa brutalement. « Taisez-vous, bon Dieu ! Vous êtes déjà sur la corde raide, n’aggravez pas votre cas. Ne racontez pas que vous avez parlé à Toner. N’en dites rien à personne. Si ça revient aux oreilles de Dan Hewitt, ou de n’importe qui à la Branche Spéciale, vous dégagerez immédiatement. Ces gens-là, on ne s’y frotte pas. On ne se met pas en travers de leur chemin. On ne leur marche pas sur les pieds. Vous comprenez ce que je vous explique ? »
Lennon inspira profondément pour contenir sa colère.
« Vous me comprenez ? »
Lennon ferma les yeux, serra les poings. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il répondit en regardant Gordon bien en face : « Je comprends.
— Parfait. » Gordon fit un pas en arrière et rajusta sa cravate. « Retournez à Ladas Drive maintenant, au lieu de lambiner. Il y a du boulot là-bas. Du vrai.
— Quel genre de boulot ?
— Vous allez me préparer un interrogatoire.
— Un interrogatoire ? Avec qui ?
— Avec l’autre jeune. On m’a appelé juste avant que vous arriviez.
— Quel jeune ?
— Il est venu se livrer ce matin, dit Gordon en souriant. Celui qui était aussi chez Declan Quigley la nuit du meurtre. Celui qu’on cherchait. Je veux que vous rassembliez tous les comptes rendus, toutes les photos, bref, toutes les informations dont on dispose. Je veux des photos de son copain avec le cou tordu et le couteau à la main. J’en aurai terminé ici dans une heure, il faut que ce soit prêt pour l’interrogatoire. Je veux pouvoir lui mettre ces images sous le nez et lui foutre la trouille de sa vie. Je veux des aveux avant la fin de la journée. Qu’est-ce que vous attendez ? Filez.
Lennon disposa les documents et les photos en deux tas sur le bureau de Gordon. D’un côté, les photos ; de l’autre, les rapports. Sur le dessus de la pile, Brendan Houlihan le regardait de ses yeux morts. Il avait la main glissée sous sa cuisse, avec la lame à peine visible entre ses doigts et le tissu de son pantalon de survêtement. On ne voyait pas son flanc du côté opposé à l’objectif, gris de poussière alors qu’il ne devait pas l’être.
« Trop facile », dit Lennon.
Il resta debout, immobile, repassant les divers éléments de l’enquête dans son esprit. Non, c’était une idée stupide qui le mettrait dans une merde noire. Il décrocha pourtant le téléphone et composa le numéro du policier du standard.
« Le jeune garçon est déjà en salle d’interrogatoire ? demanda-t-il.
— Oui. Son avocat vient d’arriver. Ils attendent l’inspecteur principal Gordon.
— Non. Il vient de m’appeler.
— Ah bon ? Je ne l’ai pas eu en…
— Sur mon portable. Il a pris du retard. On doit commencer l’interrogatoire. »
Le policier garda un instant le silence. Puis il demanda : « Et alors ?
— Et alors, c’est tout. » Lennon réprima le tremblement de sa voix. « C’est moi qui vais l’interroger.
— Faites-vous plaisir », dit le policier. La ligne fut coupée.
Colm Devine, dix-huit ans, pâle et terrifié, tentait de cacher le tremblement de ses mains en tripotant le plastique qu’il venait d’ôter autour de la cassette audio. Vains efforts. À ses côtés, Edwin Speers, l’avocat commis d’office, avait l’air de s’ennuyer.
Lennon dégagea une deuxième cassette de son enveloppe cellophane et l’inséra dans le magnétophone. Il appuya sur une touche. Les têtes d’enregistrement se mirent à tourner.
Les yeux fixés sur la table, Devine écouta Lennon qui déroulait la liste des droits et des avertissements nécessaires avant de commencer l’interrogatoire d’un suspect en garde à vue. L’avocat se curait les ongles.
Lennon saisit un stylo, prêt à prendre des notes. « Tu sais pourquoi tu es ici, Colm. »
La voix de Devine s’étrangla dans sa gorge. Il s’y prit à deux fois pour donner sa réponse. « Oui…
— Alors tu sais que c’est grave.
— Oui…
— Tu étais l’ami d’un certain Brendan Houlihan, qu’on a retrouvé mort sur les lieux du meurtre de Declan Quigley, il y a trois jours.
— Oui…
— Étais-tu avec Brendan Houlihan le soir de l’assassinat ? »
Devine hésita. Speers posa une main sur son bras maigre. « Je n’ai aucun commentaire », répondit le jeune garçon.
Lennon lança un coup d’œil à l’avocat.
« Quand as-tu vu Brendan Houlihan pour la dernière fois ?
— Aucun commentaire.
— As-tu participé à une bagarre au croisement de Lower Ormeau Road et de Donegall Pass, le soir où Brendan Houlihan est mort ?
— Aucun commentaire. »
Lennon posa son stylo. « Colm, est-ce que M. Speers t’a conseillé de répondre “aucun commentaire” à toutes les questions ? »
Devine avala péniblement sa salive. « Aucun commentaire. »
Lennon regarda Speers. « Moi, je dirais que oui. Et tu sais pourquoi ? »
Speers toussota et se tortilla sur son siège.