Ellen parla à nouveau, fit une moue boudeuse en entendant la réponse de sa mère, répéta plus fort ce qu’elle venait de dire. Marie ferma les yeux et inspira profondément. Elle se leva, et, prenant Ellen par la main, sortit de la chambre et rejoignit Lennon.
« S’il te plaît, emmène-la faire un tour, dit-elle.
— Qu’est-ce qui se passe ? »
Marie tança sévèrement leur fille. « Elle ne raconte que des bêtises. Devant Tante Bernie, en plus. » Puis elle ajouta en regardant Lennon : « Excuse-moi. Je ne peux pas… Pas quand je vois mon père comme ça. Et que je dois affronter Bernie. »
Lennon se détacha du mur contre lequel il était appuyé. « Tu me la confies ?
— Je n’ai pas trop le choix, dit Marie en obligeant la fillette à lui donner la main. C’est avec toi qu’elle est le plus en sécurité. Et puis merde, tu as un flingue, non ? »
Ellen leva un doigt pour désigner la bouche de sa mère. « Tu as dit un gros mot. »
Marie parut se ratatiner sur elle-même. Elle laissa échapper un rire épuisé. « Je sais, ma chérie. Pardon.
— Je m’occupe d’elle, dit Lennon. Si elle veut bien venir avec moi. »
Marie s’accroupit, tira un mouchoir en papier de sa manche et tamponna délicatement le visage d’Ellen. « Tu vas avec Jack, hein, ma chérie ? Peut-être qu’il t’emmènera à la boutique. Pour t’acheter des bonbons. »
Ellen s’approcha de sa mère et lui souffla à l’oreille. « C’est qui ? »
Marie leva les yeux vers Lennon. Le chagrin éclatait sur son visage. Elle prit Ellen dans ses bras. « Un vieil ami de maman. Il sera très gentil avec toi. »
Lennon ravala son amertume.
Marie s’écarta de sa fille et la regarda droit dans les yeux. « Je reste ici, d’accord ? Je ne bouge pas. Il faut juste que je parle à Tante Bernie un petit peu. Toi et Jack, vous revenez tout de suite. Après avoir acheté les bonbons, d’accord ? »
Les yeux baissés, Ellen acquiesça en serrant sa poupée.
Marie se releva. « Donne-moi vingt minutes, dit-elle à Lennon.
— Ne t’inquiète pas, tout ira bien. »
L’angoisse se lisait sur les traits de Marie.
« Tout ira bien », répéta Lennon, avec suffisamment de fermeté pour en être presque convaincu lui-même.
Marie hocha la tête, caressa les cheveux d’Ellen et se détourna en les laissant tous les deux. Père et fille la suivirent des yeux jusqu’à ce qu’elle ait disparu dans la chambre. Lennon sentait les doigts d’Ellen qui frémissaient dans les siens.
« Bon, dit-il en l’entraînant dans le couloir. Qu’est-ce que tu veux, comme bonbons ?
— Je sais pas.
— Avec du chocolat ? Des Maltesers ? Des Minstrels ? Des Mars ? »
La fillette suivait docilement. Lennon pressa sa main minuscule.
« Je sais pas, répéta-t-elle.
— Des Skittles ? Des Opal Fruits ? Non, ça ne s’appelle plus comme ça maintenant.
— Je sais pas, dit-elle encore au moment où ils atteignaient les portes battantes.
— Ou alors une glace ? J’espère que tu aimes les glaces, quand même ! »
Ils parvinrent devant une rangée d’ascenseurs. Ellen se frotta le nez. Entre les relents de la maladie et du désinfectant, Lennon sentit une odeur sournoise dans l’air, quelque chose d’animal qui lui rappela les couloirs de l’hôpital psychiatrique où il travaillait quand il était étudiant.
Il s’en protégea en exhalant et appuya sur le bouton pour appeler l’ascenseur. Les doigts menus d’Ellen étaient frais. La fillette approcha ses lèvres de la poupée. Dans son chuchotement, on aurait cru entendre le mot « Gerry ».
48
Fegan s’assit brusquement sur le lit, le souffle coupé, pris d’un tremblement qui roulait par vagues de ses pieds à ses mains en lui soulevant l’estomac.
Le ventre tordu, il s’élança comme un fou vers la salle de bains, poussa la porte d’un coup d’épaule et se pencha sur les toilettes. Les spasmes le mirent à genoux.
Entre deux respirations et les haut-le-cœur qui lui arrachaient la gorge, il articula : « Ellen ».
49
Dissimulé derrière une colonne du grand hall, le Voyageur les observait. Le flic compta maladroitement la monnaie qu’il tira de sa poche sans lâcher la main de l’enfant. Un berlingot de jus de fruits et un tube de Smarties étaient posés sur le comptoir. Après avoir payé, le flic ramassa ses achats et sortit de la boutique en entraînant la fillette. Il regarda vers l’étage au-dessus, puis se pencha sur la petite. Elle se laissa conduire.
Sortant prudemment de sa cachette, le Voyageur les suivit des yeux le plus longtemps possible. Il prit un mouchoir en papier dans sa poche, se tamponna l’œil, serra les dents en retenant un gémissement. Quelques visiteurs lui jetèrent un regard dégoûté au passage. Il ne leur accorda aucune attention.
50
Dans la cafétéria, Lennon choisit une table près des hautes fenêtres et posa son gobelet de thé fumant. Par les trous du couvercle en plastique s’échappait un peu de vapeur. Ellen s’assit en face de lui. Il perça le berlingot de jus de fruits avec la paille, le plaça devant elle, puis ouvrit le tube de Smarties. La fillette le regarda étaler une serviette en papier sur la table et y déposer plusieurs bonbons aux couleurs vives.
« Voilà, dit-il.
— Merci », fit Ellen sur le ton guindé d’une enfant à qui on a inculqué la politesse.
Le thé était sucré et brûlant. Lennon but en appliquant les lèvres sur l’orifice pratiqué dans le couvercle. Cette nouvelle technologie dans le domaine des boissons ne lui apparaissait nullement comme un progrès de la civilisation. Au contraire, il avait l’impression de téter à un gobelet de bébé.
Ellen jouait avec les bonbons du bout des doigts mais n’en mangeait aucun. La poupée nue était couchée à côté du berlingot de jus de fruits, telle une junkie après son shoot.
Troublé par cette association d’idées, Lennon frémit intérieurement. Ellen attrapa la poupée et l’installa en position assise. Elle regarda Lennon comme pour solliciter son approbation. Il faillit hocher la tête, mais se retint à temps et chassa la vision stupide qui s’attardait dans son esprit.
« Alors… Ça t’a plu, Birmingham ? » demanda-t-il.
Ellen baissa la tête et répondit par un signe négatif.
« Pourquoi ?
— C’est trop grand. » Elle mit les mains sur ses oreilles. « Il y a trop de bruit.
— Tu préfères ici ? »
La fillette laissa retomber ses mains et fit oui de la tête.
« Tu es contente de revenir ? »
Ellen haussa les épaules.
« C’est chez toi. Tu aimes bien chez toi ?
— Ça va.
— Tu ne sais pas qui je suis. » C’était un constat, pas une question.
« Jack, déclara Ellen, contente de montrer qu’elle se rappelait le prénom. C’est maman qui l’a dit.
— Ta maman t’a déjà parlé de moi ?
— Non. » Ellen but une gorgée à la paille et mangea un Smartie en gardant la bouche fermée. Puis elle en croqua un autre, les lèvres toujours serrées comme une petite fille modèle.
« Tu es très bien élevée », dit Lennon.
Ellen hocha la tête.
« Ta maman t’a appris les bonnes manières. »
La fillette sourit.
La gorge serrée, Lennon toussota. « Termine ton jus de fruits, dit-il. On va remonter. »
Ellen tira sur sa paille en fixant un point derrière lui. Il se retourna mais ne vit que des consommateurs qui se déplaçaient entre les tables en portant maladroitement leurs plateaux. Des cuillères et des fourchettes étaient peintes sur les murs arrondis de la salle, tels des bancs de poissons se détachant sur un fond bleu turquoise.