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(Fermons la parenthèse.)

Bref, planant dans toutes les lectures, voyageant sans passeport dans les œuvres étrangères (surtout étrangères : ces Anglais, ces Italiens, ces Russes, ces Américains, ont le chic pour se tenir loin du « programme ») les élèves, réconciliés avec ce qui se lit, se rapprochent en cercles concentriques des œuvres qui sont à lire, et y plongent bientôt, comme si de rien n’était, pour la seule raison que La Princesse de Clèves est devenu un roman « comme un autre », aussi beau qu’un autre… (Plus belle que toutes, même, cette histoire d’un amour sauvegardé de l’amour, si curieusement familière à leur adolescence moderne, qu’on prétend un peu vite asservie aux fatalités consommatoires.)

Chère Madame de Lafayette,

Au cas où la nouvelle vous intéresserait, je sais quelque classe de seconde réputée peu « littéraire » et passablement « dissipée  », où votre Princesse de Clèves fut hissée au « hit-parade  » de tout ce qui s’y lut cette année-là.

Le programme sera traité, donc, les techniques de dissertation, d’analyse de texte (jolies grilles ô combien méthodiques), de commentaire composé, de résumé et de discussion, dûment transmises, et toute cette mécanique parfaitement rodée pour bien faire entendre aux instances compétentes, le jour des examens, que nous ne nous sommes pas contentés de lire pour nous distraire, mais que nous avons compris, aussi, que nous avons fourni le fameux effort de comprendre.

La question de savoir ce que nous avons « compris » (question finale) ne manque pas d’intérêt. Compris le texte ? oui, oui, bien sûr… mais compris surtout qu’une fois réconciliés avec la lecture, le texte ayant perdu son statut d’énigme paralysante, notre effort d’en saisir le sens devient un plaisir, qu’une fois vaincue la peur de ne pas comprendre les notions d’effort et de plaisir œuvrent puissamment l’une en faveur de l’autre, mon effort, ici, garantissant l’accroissement de mon plaisir, et le plaisir de comprendre me plongeant jusqu’à l’ivresse dans l’ardente solitude de l’effort.

Et nous avons compris autre chose, aussi. Avec un brin d’amusement, nous avons compris « comment ça marche », compris l’art et la manière de « parler autour », de se faire valoir sur le marché des examens et des concours. Inutile de le cacher, c’est un des buts de l’opération. En matière d’examen et d’embauché, « comprendre », c’est comprendre ce qu’on attend de nous. Un texte « bien compris » est un texte intelligemment négocié. Ce sont les dividendes de ce marchandage que le jeune candidat quête sur le visage de l’examinateur quand il lui coule un regard en douce après lui avoir servi une interprétation astucieuse — mais point trop audacieuse — d’un alexandrin à réputation énigmatique. (« Il a l’air content, continuons sur cette voie, elle conduit droit à la mention. »)

De ce point de vue, une scolarité littéraire bien menée relève autant de la stratégie que de la bonne intelligence du texte. Et un « mauvais élève » est, plus souvent qu’on ne croit, un gamin tragiquement dépourvu d’aptitudes tactiques. Seulement, dans sa panique à ne pas fournir ce que nous attendons de lui, il se met bientôt à confondre scolarité et culture. Laissé pour compte de l’école, il se croit très vite un paria de la lecture. Il s’imagine que « lire » est en soi un acte élitaire, et se prive de livres sa vie durant pour n’avoir pas su en parler quand on le lui demandait.

C’est donc qu’il y a encore autre chose à « comprendre ».

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Reste à « comprendre » que les livres n’ont pas été écrits pour que mon fils, ma fille, la jeunesse les commentent, mais pour que, si le cœur leur en dit, ils les lisent.

Notre savoir, notre scolarité, notre carrière, notre vie sociale sont une chose. Notre intimité de lecteur, notre culture en sont une autre. Il est bel et bon de fabriquer des bacheliers, des licenciés, des agrégés et des énarques, la société en redemande, cela ne se discute pas… mais combien plus essentiel d’ouvrir à tous les pages de tous les livres.

Tout au long de leur apprentissage, on fait aux écoliers et aux lycéens un devoir de la glose et du commentaire, et les modalités de ce devoir les effrayent jusqu’à priver le plus grand nombre de la compagnie des livres. Notre fin de siècle n’arrange d’ailleurs pas les choses ; le commentaire y règne en maître, au point, le plus souvent, de nous ôter l’objet commenté de la vue. Ce bourdonnement aveuglant porte un nom dévoyé : la communication…

Parler d’une œuvre à des adolescents, et exiger d’eux qu’ils en parlent, cela peut se révéler très utile, mais ce n’est pas une fin en soi. La fin, c’est l’œuvre. L’œuvre entre leurs mains. Et le premier de leurs droits, en matière de lecture, est le droit de se taire.

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Dans les premiers jours de l’année scolaire, il m’arrive de demander à mes élèves de me décrire une bibliothèque. Pas une bibliothèque municipale, non, le meuble. Celui où je range mes livres. Et c’est un mur qu’ils me décrivent. Une falaise de savoir, rigoureusement ordonnée, absolument impénétrable, une paroi contre laquelle on ne peut que rebondir.

— Et un lecteur ? Décrivez-moi un lecteur.

— Un vrai lecteur ?

— Si vous voulez, bien que je ne sache pas ce que vous appelez un vrai lecteur.

Les plus « respectueux » d’entre eux me décrivent Dieu le Père soi-même, une sorte d’ermite antédiluvien, assis de toute éternité sur une montagne de bouquins dont il aurait sucé le sens jusqu’à comprendre le pourquoi de toute chose. D’autres me croquent le portrait d’un autiste profond tellement absorbé par les livres qu’il se cogne contre toutes les portes de la vie. D’autres encore me font un portrait en creux, s’attachant à énumérer tout ce qu’un lecteur n’est pas : pas sportif, pas vivant, pas marrant, et qui n’aime ni la « bouffe », ni les « fringues », ni les « bagnoles », ni la télé, ni la musique, ni les amis… et d’autres enfin, plus « stratèges », dressent devant leur professeur la statue académique du lecteur conscient des moyens mis à sa disposition par les livres pour accroître son savoir et aiguiser sa lucidité. Certains mélangent ces différents registres, mais pas un, pas un seul ne se décrit lui-même, ni ne décrit un membre de sa famille ou un de ces innombrables lecteurs qu’ils croisent tous les jours dans le métro.

Et quand je leur demande de me décrire « un livre », c’est un OVNI qui se pose dans la classe : objet ô combien mystérieux, pratiquement indescriptible vu l’inquiétante simplicité de ses formes et la proliférante multiplicité de ses fonctions, un « corps étranger », chargé de tous les pouvoirs comme de tous les dangers, objet sacré, infiniment choyé et respecté, rangé avec des gestes d’officiant sur les étagères d’une bibliothèque impeccable, pour y être vénéré par une secte d’adorateurs au regard énigmatique.

Le sacré Graal.

Bien.

Essayons de désacraliser un peu cette vision du livre que nous leur avons flanquée dans la tête par une description plus « réaliste » de la façon dont nous traitons nos bouquins, nous autres qui aimons lire.

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