Et puis, même devenus « grands », et même si nous répugnons à l’avouer, il nous arrive encore de « sauter des pages », pour des raisons qui ne regardent que nous et le livre que nous lisons. Il nous arrive aussi de nous l’interdire absolument, de tout lire jusqu’au dernier mot, jugeant qu’ici l’auteur fait dans la longueur, qu’il se joue là un petit air de flûte passablement gratuit, qu’à tel endroit il donne dans la répétition et à tel autre dans l’idiotie. Quoi que nous en disions, cet ennui têtu que nous nous imposons alors n’est pas de l’ordre du devoir, il est une catégorie de notre plaisir de lecteur.
3
Il y a trente-six mille raisons d’abandonner un roman avant la fin : le sentiment du déjà lu, une histoire qui ne nous retient pas, notre désapprobation totale des thèses de l’auteur, un style qui nous hérisse le poil, ou au contraire une absence d’écriture que ne vient compenser aucune raison d’aller plus loin… Inutile d’énumérer les 35995 autres, parmi lesquelles il faut pourtant ranger la carie dentaire, les persécutions de notre chef de service ou un séisme du cœur qui pétrifie notre tête.
Le livre nous tombe des mains ?
Qu’il tombe.
Après tout, n’est pas Montesquieu qui veut, pour pouvoir s’offrir sur commande la consolation d’une heure de lecture.
Toutefois, parmi nos raisons d’abandonner une lecture, il en est une qui mérite qu’on s’y arrête un peu : le sentiment vague d’une défaite. J’ai ouvert, j’ai lu, et je me suis bientôt senti submergé par quelque chose que je sentais plus fort que moi. J’ai rassemblé mes neurones, je me suis bagarré avec le texte, mais rien à faire, j’ai beau avoir le sentiment que ce qui est écrit là mérite d’être lu, je n’y pige rien — ou si peu que pas — j’y sens une « étrangeté » qui ne m’offre pas de prise. Je laisse tomber.
Ou plutôt, je laisse de côté. Je range ça dans ma bibliothèque avec le projet vague d’y revenir un jour. Le Petersbourg d’Andreï Bielyï, Joyce et son Ulysse, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, m’ont attendu quelques années. Il en est d’autres qui m’attendent encore, dont certains que je ne rattraperai probablement jamais. Ce n’est pas un drame, c’est comme ça. La notion de « maturité » est chose étrange en matière de lecture. Jusqu’à un certain âge, nous n’avons pas l’âge de certaines lectures, soit. Mais, contrairement aux bonnes bouteilles, les bons livres ne vieillissent pas. Ils nous attendent sur nos rayons et c’est nous qui vieillissons. Quand nous nous croyons suffisamment « mûrs » pour les lire, nous nous y attaquons une nouvelle fois. Alors, de deux choses l’une : ou la rencontre a lieu, ou c’est un nouveau fiasco. Peut-être essaierons-nous encore, peut-être pas. Mais ce n’est certes pas la faute de Thomas Mann si je n’ai pu, jusqu’à présent, atteindre le sommet de sa Montagne magique.
Le grand roman qui nous résiste n’est pas nécessairement plus difficile qu’un autre… il y a là, entre lui — tout grand qu’il soit — et nous — tout apte à le « comprendre » que nous nous estimions — une réaction chimique qui n’opère pas. Un jour nous sympathisons avec l’œuvre de Borges qui jusque-là nous tenait à distance, mais nous demeurons toute notre vie étranger à celle de Musil…
Alors, nous avons le choix : ou penser que c’est notre faute, qu’il nous manque une case, que nous abritons une part de sottise irréductible, ou fouiner du côté de la notion très controversée de goût et chercher à dresser la carte des nôtres.
Il est prudent de recommander à nos enfants cette seconde solution.
D’autant qu’elle peut leur offrir ce plaisir rare : relire en comprenant enfin pourquoi nous n’aimons pas. Et ce rare plaisir : entendre sans émotion le cuistre de service nous brailler aux oreilles :
— Mais cômmmment peut-on ne pas aimer Stendhaaaal ?
On peut.
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Relire ce qui m’avait une première fois rejeté, relire sans sauter de passage, relire sous un autre angle, relire pour vérification, oui… nous nous accordons tous ces droits.
Mais nous relisons surtout gratuitement, pour le plaisir de la répétition, la joie des retrouvailles, la mise à l’épreuve de l’intimité.
« Encore, encore », disait l’enfant que nous étions… Nos relectures d’adultes tiennent de ce désir-là : nous enchanter d’une permanence, et de la trouver chaque fois si riche en émerveillements nouveaux.
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A propos du « goût », certains de mes élèves souffrent beaucoup quand ils se trouvent devant l’archi-classique sujet de dissertation : « Peut-on parler de bons et de mauvais romans ? » Comme sous leurs dehors « moi je ne fais pas de concession » ils sont plutôt gentils, au lieu d’aborder l’aspect littéraire du problème, ils l’envisagent d’un point de vue éthique et ne traitent la question que sous l’angle des libertés. Du coup, l’ensemble de leurs devoirs pourrait se résumer par cette formule : « Mais non, mais non, on a le droit d’écrire ce qu’on veut, et tous les goûts de lecteurs sont dans la nature, non mais sans blague ! » Oui… oui, oui… position tout à fait honorable…
N’empêche qu’il y a de bons et de mauvais romans. On peut citer des noms, on peut donner des preuves.
Pour être bref, taillons très large : disons qu’il existe ce que j’appellerai une « littérature industrielle » qui se contente de reproduire à l’infini les mêmes types de récits, débite du stéréotype à la chaîne, fait commerce de bons sentiments et de sensations fortes, saute sur tous les prétextes offerts par l’actualité pour pondre une fiction de circonstance, se livre à des « études de marché » pour fourguer, selon la « conjoncture », tel type de « produit » censé enflammer telle catégorie de lecteurs.
Voilà, à coup sûr, de mauvais romans.
Pourquoi ? Parce qu’ils ne relèvent pas de la création mais de la reproduction de « formes » préétablies, parce qu’ils sont une entreprise de simplification (c’est-à-dire de mensonge), quand le roman est art de vérité (c’est-à-dire de complexité), parce qu’à flatter nos automatismes ils endorment notre curiosité, enfin et surtout parce que l’auteur ne s’y trouve pas, ni la réalité qu’il prétend nous décrire.
Bref, une littérature du « prêt à jouir », faite au moule et qui aimerait nous ficeler dans le moule.
Ne pas croire que ces idioties sont un phénomène récent, lié à l’industrialisation du livre. Pas du tout. L’exploitation du sensationnel, de la bluette, du frisson facile dans une phrase sans auteur ne date pas d’hier. Pour ne citer que deux exemples, le roman de chevalerie s’y est embourbé, et le romantisme longtemps après lui. A quelque chose malheur étant bon, la réaction à cette littérature dévoyée nous a donné deux des plus beaux romans qui soient au monde : Don Quichotte et Madame Bovary.