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Il y a donc de « bons » et de « mauvais » romans.

Le plus souvent, ce sont les seconds que nous trouvons d’abord sur notre route.

Et ma foi, quand ce fut mon tour d’y passer, j’ai le souvenir d’avoir trouvé ça « vachement bien ». J’ai eu beaucoup de chance : on ne s’est pas moqué de moi, on n’a pas levé les yeux au ciel, on ne m’a pas traité de crétin. On a juste laissé traîner sur mon passage quelques « bons » romans en se gardant bien de m’interdire les autres.

C’était la sagesse.

Les bons et les mauvais, pendant un certain temps, nous lisons tout ensemble. De même que nous ne renonçons pas du jour au lendemain à nos lectures d’enfant. Tout se mélange. On sort de Guerre et Paix pour replonger dans la Bibliothèque verte. On passe de la collection Harlequin (des histoires de beaux toubibs et d’infirmières méritantes) à Boris Pasternak et à son Docteur Jivago — un beau toubib, lui aussi, et Lara une infirmière ô combien méritante !

Et puis, un jour, c’est Pasternak qui l’emporte. Insensiblement, nos désirs nous poussent à la fréquentation des « bons ». Nous cherchons des écrivains, nous cherchons des écritures ; finis les seuls camarades de jeu, nous réclamons des compagnons d’être. L’anecdote seule ne nous suffit plus. Le moment est venu où nous demandons au roman autre chose que la satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations.

Une des grandes joies du « pédagogue », c’est — toute lecture étant autorisée — de voir un élève claquer tout seul la porte de l’usine Bestseller pour monter respirer chez l’ami Balzac.

6

Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible)

C’est cela, en gros, le « bovarysme », cette satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations : l’imagination enfle, les nerfs vibrent, le cœur s’emballe, l’adrénaline gicle, l’identification opère tous azimuts, et le cerveau prend (momentanément) les vessies du quotidien pour les lanternes du romanesque…

C’est notre premier état de lecteur à tous.

Délicieux.

Mais passablement effrayant pour l’observateur adulte qui, le plus souvent, s’empresse de brandir un « bon titre » sous le nez du jeune bovaryen, en s’écriant :

— Enfin, Maupassant, c’est tout de même « mieux », non ?

Du calme… ne pas céder soi-même au bovarysme ; se dire qu’Emma, après tout, n’était elle-même qu’un personnage de roman, c’est-à-dire le produit d’un déterminisme où les causes semées par Gustave n’engendraient que les effets — tout vrais qu’ils fussent — souhaités par Flaubert.

En d’autres termes, ce n’est pas parce que ma fille collectionne les Harlequin qu’elle finira en avalant l’arsenic à la louche.

Lui forcer la main à ce stade de ses lectures, c’est nous couper d’elle en reniant notre propre adolescence. Et c’est la priver du plaisir incomparable de débusquer demain et par elle-même les stéréotypes qui, aujourd’hui, semblent la jeter hors d’elle.

Il est sage de nous réconcilier avec notre adolescence ; haïr, mépriser, nier ou simplement oublier l’adolescent que nous fûmes est en soi une attitude adolescente, une conception de l’adolescence comme maladie mortelle.

D’où la nécessité de nous rappeler nos premiers émois de lecteurs, et de dresser un petit autel à nos anciennes lectures. Y compris aux plus « bêtes ». Elles jouent un rôle inestimable : nous émouvoir de ce que nous fûmes en riant de ce qui nous émouvait. Les garçons et les filles qui partagent notre vie y gagnent à coup sûr en respect et en tendresse.

Et puis, se dire aussi que le bovarysme est — avec quelques autres — la chose du monde la mieux partagée : c’est toujours chez l’autre que nous le débusquons. Dans le même temps que nous vilipendons la stupidité des lectures adolescentes, il n’est pas rare que nous œuvrions au succès d’un écrivain télégénique, dont nous ferons des gorges chaudes dès que la mode en sera passée. Les coqueluches littéraires s’expliquent largement par cette alternance de nos engouements éclairés et de nos reniements perspicaces.

Jamais dupes, toujours lucides, nous passons notre temps à nous succéder à nous-mêmes, convaincus pour toujours que madame Bovary c’est l’autre.

Emma devait partager cette conviction.

7

Le droit de lire n’importe où

Châlons-sur-Marne, 1971, l’hiver.

Casernement de l’Ecole d’Application d’Artillerie.

A la distribution matinale des corvées, le soldat de seconde classe Untel (Matricule 14672/1, bien connu de nos services) se porte systématiquement volontaire pour la corvée la moins courue, la plus ingrate, distribuée le plus souvent à titre de sanction et qui porte atteinte aux honneurs les mieux trempés : la légendaire, l’infamante, l’innommable corvée de chiottes.

Tous les matins.

Avec le même sourire. (Intérieur.)

— Corvée de chiottes ?

Il fait un pas en avant :

— Untel !

Avec la gravité ultime qui précède l’assaut, il saisit le balai où pend la serpillière, comme s’il s’agissait du fanion de la compagnie, et disparaît, au grand soulagement de la troupe. C’est un brave : personne ne le suit. L’armée tout entière reste planquée dans la tranchée des corvées honorables.

Les heures passent. On le croit perdu. On l’a presque oublié. On l’oublie. Il reparaît pourtant en fin de matinée, claquant les talons pour le rapport à l’adjudant de compagnie : « Latrines impeccables, mon adjudant ! » L’adjudant récupère serpillière et balai avec aux yeux une interrogation profonde qu’il ne formule jamais. (Respect humain oblige.) Le soldat salue, demi-tourné, se retire, emportant son secret avec lui.

Le secret pèse un bon poids dans la poche droite de son treillis : 1 900 pages du volume que la Pléiade consacre aux œuvres complètes de Nicolas Gogol. Un quart d’heure de serpillière contre une matinée de Gogol… Chaque matin depuis deux mois d’hiver, confortablement assis dans la salle des trônes bouclée à double tour, le soldat Untel vole très au-dessus des contingences militaires. Tout Gogol ! Des nostalgiques Veillées d’Ukraine aux hilarantes Nouvelles pétersbourgeoises, en passant par le terrible Tarass Boulba, et la noire rigolade des Ames mortes, sans oublier le théâtre et la correspondance de Gogol, cet incroyable Tartuffe.

Car Gogol, c’est Tartuffe qui aurait inventé Molière — ce que le soldat Untel n’aurait jamais compris s’il avait offert cette corvée à d’autres.

L’armée aime à célébrer les faits d’armes.

De celui-ci, il ne reste que deux alexandrins, gravés très haut dans la fonte d’une chasse d’eau, et qui comptent parmi les plus somptueux de la poésie française :

Oui je peux sans mentir, assieds-toi, pédagogue, Affirmer avoir lu tout mon Gogol aux gogues.