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— Harry a quelque chose pour vous, de Tucson, annonça Lynch.

— Vous vous connaissez tous les deux ? demanda Turner en regardant Lynch. Un ami commun, peut-être ?

— Qu’est-ce que c’est censé signifier ? demanda Lynch.

Turner soutint son regard.

— Vous connaissez son nom.

— C’est lui qui m’l’a dit, putain, Turner.

— Moi, c’est Harry, dit le basané.

Il jeta sa bicyclette sur un buisson épais. Son sourire vacant révélait des dents usées, irrégulièrement implantées. Sur sa poitrine nue recouverte d’une pellicule de sueur et de poussière, accrochés aux boucles de fines chaînes d’acier et de lacets de cuir, pendaient des bouts de corne et de fourrure, des douilles de balles en laiton, des pièces en cuivre rendues lisses par l’usure, et une bourse en cuir souple marron.

Turner considéra l’assortiment d’objets ballottant en travers de sa poitrine décharnée et tendit la main, secouant un morceau de cartilage grisâtre et tordu, suspendu au bout d’une cordelette tressée.

— C’est quoi, ce bon Dieu de truc, Harry ?

— C’est un zob de raton laveur, expliqua Harry. Le raton laveur a un cartilage articule dans le zob. Y en a pas beaucoup qui savent ça.

— Déjà vu mon copain Lynch, Harry ?

Harry plissa les yeux.

— Il avait les mots de passe, intervint Lynch. Il y a une hiérarchie dans l’urgence. Il connaissait les responsables. Il m’a donné son nom. Bon, vous avez besoin de moi ici ou je peux retourner au boulot ?

— Allez, filez, dit Turner.

Dès que Lynch fut hors de portée de voix, Harry se mit à tripatouiller les cordons qui fermaient la bourse en cuir.

— Vous ne devriez pas être dur avec ce garçon, dit-il. Il est vraiment très bien. Je ne l’avais à vrai dire pas rencontré avant qu’il m’ait pointé ce flécheur dans le cou.

Il ouvrit la bourse et pêcha délicatement dedans.

— Vous pourrez dire à Conroy que je l’ai épinglé.

— Désolé, dit Harry en extrayant de sa pochette une page jaune de carnet pliée en quatre. Z’avez épinglé qui ?

Il la tendit à Turner ; il y avait quelque chose à l’intérieur.

— Lynch. C’est la taupe de Conroy sur le site. Dites-lui ça.

Il déplia le papier et retira l’épais microgiciel militaire. Il y avait une note en capitales bleues : MAGNE-TOI LE CUL, CONNARD. RDV AU DF.

— Vous voulez vraiment que je lui répète ça ?

— Dites-le-lui.

— C’est vous le patron.

— Vous le savez foutre bien, dit Turner, chiffonnant en boulette le papier pour le jeter contre l’aisselle gauche de Harry.

Ce dernier sourit, d’un sourire doux et vacant, et l’intelligence qui s’était éveillée en lui sombra de nouveau, telle quelque bête aquatique replongeant sans effort dans une mer étale de platitude abrutie de soleil. Turner fixa ses yeux d’opale jaune craquelée et n’y découvrit rien que le soleil et la route défoncée. Une main où manquaient des phalanges se leva pour gratter machinalement une barbe d’une semaine.

— Bon, dit Turner.

Harry pivota, repêcha sa bécane dans le fouillis de ronces, la mit à l’épaule avec un grognement, et rebroussa chemin à travers l’aire de stationnement en ruine. Son short kaki, effrangé et trop grand, lui battait les cuisses, et sa collection de chaînes cliquetait doucement.

Sutcliffe siffla du haut d’une éminence à vingt mètres de là, brandissant un rouleau de ruban orange fluo. Il était temps de commencer à disposer l’aire d’atterrissage pour Mitchell. Il leur faudrait travailler vite, avant que le soleil soit trop haut, et il allait quand même faire chaud.

— Alors, dit Webber, il arrive par les airs.

Elle cracha un jus brun sur un cactus jauni. Elle avait la joue gonflée de chique de Copenhague.

— T’as tout pigé, dit Turner.

Il était assis près d’elle sur une corniche en schiste brun. Ils regardaient Lynch et Nathan dégager le terrain que Sutcliffe et lui avaient balisé avec le ruban orange. Le ruban délimitait un rectangle de quatre mètres de large sur vingt de long. Lynch trimbala un tronçon de poutre en I rouillée jusqu’au ruban et le bascula de l’autre côté. Quelque chose détala dans les broussailles lorsque la poutre heurta le béton.

— Ils peuvent voir ce ruban, s’ils le veulent, dit Webber en s’essuyant les lèvres du revers de la main. Peuvent lire les titres sur votre télécopie matinale, si ça leur chante.

— Je sais, dit Turner, mais s’ils ignorent encore notre présence ici, je doute qu’ils s’en aperçoivent maintenant. Et on ne le voit même pas de la route. (Il ajusta la casquette en nylon noir que lui avait donnée Ramirez, rabattant la longue visière sur ses lunettes noires.) De toute façon, on déménage jamais que le gros matos, les trucs qui risqueraient de nous retarder. Ça n’aura l’air de rien, et surtout pas vu d’orbite.

— Non, acquiesça Webber, son visage ridé impassible derrière les lunettes de soleil.

D’où il était, il pouvait sentir l’odeur de sa sueur, forte, animale.

Il la regarda :

— Qu’est-ce que vous fichez donc, Webber, quand vous n’êtes pas dans ce genre de trafic ?

— Sans doute sacrément plus de choses que vous, répondit-elle. La plupart du temps, j’élève des chiens. (Elle sortit de sa botte un couteau et se mit patiemment à le repasser sur la semelle, le retournant sans à-coups à chaque passe, avec l’aisance d’un barbier mexicain affûtant un rasoir.) Et je pêche. La truite.

— Vous avez du monde, là-bas, au Nouveau-Mexique ?

— Probablement plus que vous, dit-elle sèchement. Je suppose que les types comme vous et Sutcliffe, vous êtes de nulle part. C’est ici que vous vivez, n’est-ce pas, Turner ? Sur le site, au jour le jour, le jour où sort votre client, pas vrai ?

Elle éprouva le tranchant de la lame sur le gras du pouce avant de la réintroduire dans son étui.

— Mais vous avez bien quelqu’un ? Un homme à retrouver ?

— Une femme, si vous voulez tout savoir, dit-elle. Vous y connaissez quelque chose en élevage de chiens ?

— Non, fit-il.

— C’est bien ce que je pensais. (Elle le lorgna, les yeux plissés.) On a un gosse, aussi. À nous. C’est elle qui l’a porté.

— Ligation d’ADN ?

Elle acquiesça.

— C’est pas donné, observa-t-il.

— Tu l’as dit ; j’serais pas là s’il fallait pas terminer de régler la note. Mais elle est magnifique.

— Ta femme ?

— Notre gosse.

CAFÉ BLANC

Alors qu’elle s’éloignait à pied du Louvre, il lui sembla percevoir comme une structure organisée qui se modifiait pour s’adapter à son itinéraire à travers la ville. Le garçon était un simple élément du dispositif, un membre, une sonde délicate, un palpe. L’ensemble devait être plus vaste, beaucoup plus vaste. Comment avait-elle pu imaginer qu’il fut possible de vivre, de se mouvoir, dans le champ artificiel de la fortune de Virek sans souffrir de distorsion ? Virek l’avait enlevée, au milieu de sa misère, et l’avait fait pivoter à travers les contraintes invisibles, monstrueuses de son argent, et elle s’en était trouvée changée. Bien sûr, songea-t-elle, bien sûr : il me tourne autour en permanence, attentif et invisible, le vaste et subtil mécanisme de surveillance de Herr Virek.

En fin de compte, elle se retrouva sur le trottoir devant la terrasse du Blanc. Un coin aussi bien qu’un autre. Un mois plus tôt elle l’aurait évité ; elle y avait passé trop de soirées avec Alain. À présent, avec cette impression d’avoir été libérée, elle décida d’entamer le processus de redécouverte de son propre Paris en se choisissant une table au Blanc. Elle en prit une tout contre un paravent latéral. Elle commanda un cognac et frissonna, regardant défiler la circulation parisienne, fleuve perpétuel d’acier et de verre, tandis qu’autour d’elle, aux autres tables, des étrangers mangeaient et souriaient, buvaient et discutaient, se disaient d’amers adieux ou se faisaient d’intimes serments de fidélité pour une tocade d’après-midi.