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Mais – elle sourit – elle faisait partie de tout cela. Quelque chose en elle s’éveillait d’un long sommeil plein de raideur, ramené à la lumière à l’instant où ses yeux s’étaient ouverts devant la perversion d’Alain et le besoin désespéré qu’elle avait encore de continuer à l’aimer. Mais ce besoin s’effaçait, alors même qu’elle était assise ici. La pauvreté de ses mensonges, d’une certaine manière, avait brisé les chaînes de sa dépression. Elle ne pouvait y voir aucune logique car elle avait toujours su, dans son for intérieur, et bien avant cette affaire avec Gnass, précisément ce qu’Alain faisait dans la vie, et cela n’avait en rien modifié son amour pour lui. Face à ce nouveau sentiment, toutefois, elle était prête à renoncer à toute logique. Cela suffisait bien d’être ici, vivante, assise à une table du Blanc, et d’imaginer tout autour d’elle la machinerie complexe qu’elle savait à présent déployée par Virek.

Quelle dérision, songea-t-elle en voyant le jeune serveur de la Cour Napoléon monter sur la terrasse. Il portait le même pantalon noir qu’il avait durant son travail, mais le tablier avait été remplacé par un K-Way bleu. Ses cheveux bruns lui retombaient sur le front en une mèche souple. Il se dirigea vers elle, souriant, confiant, sachant bien qu’elle n’allait pas fuir. À cet instant, quelque chose en elle désirait follement s’enfuir mais elle savait qu’elle n’en ferait rien. Ironie, se dit-elle : en même temps que je m’abandonne à la délicieuse découverte que je n’ai rien d’une éponge à larmes, mais ne suis qu’un animal faillible parmi tant d’autres dans le dédale de pierre de cette cité, voilà qu’en même temps je me découvre le point de mire de quelque vaste dispositif nourri par un désir obscur.

— Je m’appelle Paco, dit-il en saisissant la chaise de fer peinte en blanc en face de la sienne.

— C’était vous l’enfant, le petit garçon dans le parc…

— Il y a bien longtemps, oui. (Il s’assit.) Señor a préservé l’image de mon enfance.

— J’ai pas mal réfléchi au sujet de votre Señor. (Elle ne le regardait pas, lui, mais la circulation automobile, se rafraîchissant les yeux dans le flot du trafic, les couleurs de fibre de carbone et d’acier laqué.) Un homme comme Virek est incapable de se dépouiller de sa richesse. Son argent possède une vie propre. Peut-être même une volonté propre. C’est du moins ce qu’il avait sous-entendu lors de notre rencontre.

— Vous êtes une philosophe.

— Je suis un instrument, Paco. Je suis le plus récent accessoire pour une très vieille machine entre les mains d’un très vieil homme qui souhaite pénétrer quelque chose et qui jusqu’à présent a échoué dans ses tentatives. Votre employeur fouille parmi un millier d’instruments et, d’une manière ou d’une autre, son choix s’est porté sur moi…

— Vous êtes également poète !

Elle rit, suivant des yeux la circulation ; il souriait, la bouche encadrée par les parenthèses de deux profondes fossettes.

— En me rendant ici, j’imaginais une structure, une machine si vaste que je suis incapable de l’embrasser du regard. Une machine qui m’entourerait de toutes parts, anticipant chacun de mes pas.

— Vous êtes égotiste, en plus !

— Le suis-je ?

— Peut-être pas. Sans doute, vous êtes observée. Nous opérons une surveillance et il est bien que nous agissions de la sorte. Malheureusement, nous n’avons pas été capables de déterminer où il a pu obtenir l’hologramme qu’il vous a présenté. Très vraisemblablement, il le détenait déjà lorsqu’il a commencé à téléphoner au numéro de votre amie. Quelqu’un l’aura contacté, comprenez-vous ? Quelqu’un l’a placé sur votre chemin. Vous ne trouvez pas ça particulièrement fascinant ? Cela ne pique-t-il pas la philosophe en vous ?

— Oui, je suppose. J’ai suivi le conseil que vous m’avez donné, dans la brasserie, et accepté son prix.

— Alors, il va le doubler.

Paco sourit.

— Ce qui est sans importance pour moi, comme vous-même l’avez remarqué. Il a accepté de me contacter demain. Je suppose que vous pouvez arranger la livraison de l’argent. Il a demandé du liquide.

— Du liquide – il roula les yeux –, voilà qui est risqué ! Mais oui, je peux arranger ça. Et je suis également au courant des détails. Nous avons espionné la conversation. Sans aucun mal, d’ailleurs, puisqu’il a eu l’obligeance de l’émettre lui-même, à l’aide d’un micro capsule. Nous étions anxieux de savoir à qui était destinée cette émission mais nous doutons qu’il le sache lui-même.

— Ça ne lui ressemble pas, observa-t-elle en fronçant les sourcils, de s’excuser, de se défiler ainsi avant même d’avoir énoncé ses exigences. Lui qui se targue d’avoir le nez pour déceler les moments dramatiques…

— Il n’avait pas le choix, observa Paco. Nous avons agencé ce qu’il a pris pour une défaillance d’alimentation de la capsule. Ce qui nécessitait alors pour lui un voyage auprès des hommes{En français dans le texte (N.d.T.)}. Il a dit des choses fort désagréables à votre endroit, une fois seul dans le box.

Elle indiqua son verre vide à un garçon qui passait.

— J’ai quand même toujours du mal à discerner mon rôle dans tout ceci, ma valeur. Pour Virek, s’entend.

— Ne me posez pas la question. C’est vous la philosophe, ici. Moi, je me contente d’exécuter les ordres de Señor, du mieux de ma capacité.

— Voulez-vous un cognac, Paco ? Ou peut-être un café ?

— Les Français, dit-il avec une profonde conviction, ne connaissent rien au café.

DES DEUX MAINS

— Peut-être que tu pourrais me refaire le topo, dit Bobby entre deux bouchées de riz aux œufs. J’ai cru que je t’avais déjà dit que ce n’était pas une religion.

Beauvoir retira sa monture de lunettes pour en examiner l’une des branches.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit que tu n’avais pas à te turlupiner là-dessus, point final, pour savoir si c’était une religion ou pas. C’est simplement une structure. Bon, on va tous les deux discuter de certains faits qui se produisent, sinon, on risque de ne pas avoir les mots qu’il faut, les concepts…

— Mais tu causes comme si ces – enfin, ces machins-choses – ces Lois, comme tu dis, étaient…

— Loa, rectifia Beauvoir, en déposant ses lunettes sur la table. (Il soupira, piocha une cigarette chinoise dans le paquet de Deux-par-Jour et l’alluma avec le crâne en étain.) Le pluriel est identique au singulier. (Il inhala profondément, souffla deux filets jumeaux de fumée par ses narines aux ailes arquées.) Quand tu penses religion, tu penses à quoi, au juste ?

— Eh bien, la sœur de ma mère, elle est scientologiste, la vraie orthodoxe, tu vois ? Et puis, il y a cette bonne femme, en face du couloir, c’est une catholique. Ma vieille – il s’interrompit, la nourriture soudain devenue insipide dans sa bouche –, elle avait des fois la manie d’accrocher ces hologrammes dans ma chambre, Jésus, Hubbard, ce genre de merde. Je suppose que c’est à ça que je pense.

— Le Vaudou n’a rien à voir avec ça, dit Beauvoir. Il ne s’occupe pas de notions de salut et de transcendance. Ce qui l’intéresse, c’est que les choses s’accomplissent. Tu me suis ? Dans notre système, il y a une grande quantité de dieux, d’esprits. Ils font partie d’une vaste famille, avec toutes les vertus, tous les vices. Il y a une tradition rituelle de manifestation communautaire, tu comprends ? Le Vaudou dit : il y a Dieu, bien sûr, le Gran Met, mais Il est grand, bien trop grand et trop lointain pour Se préoccuper que t’as pas un rond ou que t’arrives pas à baiser. Allez, mec, tu sais comment ça marche, c’est la religion de la rue, née d’un pauvre coin paumé, il y a un million d’années. Le Vaudou est comme la rue. Un camé quelconque vient lever ta frangine, tu vas pas pour ça aller camper devant la porte d’un Yakuza, pas vrai ? Pas question. Non, mais tu iras voir quelqu’un, quand même, quelqu’un qui peut te régler ton affaire. Vu ?