Bobby acquiesça, mâchonnant, l’air pensif. Un nouveau timbre plus deux verres de vin rouge avaient bien aidé, et le grand type avait emmené Deux-par-Jour faire une balade parmi les arbres et les pailles fluorescentes, laissant Bobby seul avec Beauvoir. Puis Jackie s’était pointée, toute gaie, avec un grand saladier de riz et d’œufs, ce qui n’était pas sale du tout, et quand elle avait posé le tout sur la table devant lui, elle avait pressé un de ses mamelons contre son épaule.
— De même, reprit Beauvoir, ce qui nous intéresse, c’est que les choses soient faites. Si tu veux, ce qui nous préoccupe, c’est les systèmes. Et c’est pareil pour toi, ou du moins, c’est ce que tu voudrais être, ou sinon tu ne piraterais pas les réseaux et tu n’aurais pas le coup de main, pas vrai ? (Il plongea ce qui restait de sa clope dans un verre marqué de taches de doigt et encore à moitié plein de vin rouge.) M’a tout l’air que Deux-par-Jour était sur le point de se lancer dans une partie sérieuse, juste quand il a commencé à y avoir du grabuge.
— Quel grabuge ? demanda Bobby en s’essuyant la bouche du revers de la main. À cause de qui ?
— De toi, dit Beauvoir en fronçant les sourcils. Non que ce soit le moins du monde de ta faute. Non, c’est ce que Deux-par-Jour veut en tirer qui fait problème.
— Et il veut ? Il m’a l’air salement crispé, en ce moment. Et j’te dis pas son humeur.
— Tout juste. T’as pigé. Tendu. Mort de trouille, plutôt.
— Ça alors, comment ça ?
— Eh bien, vois-tu, les choses ne sont pas exactement comme elles en ont l’air, avec Deux-par-Jour. Je veux dire, d’accord, il trafique effectivement dans le genre de trucs que tu sais, fourguer des logiciels détournés aux balourds, tu m’excuseras (il sourit) de Barrytown, mais son truc principal, je veux dire la vraie ambition du mec, tu piges, c’est ailleurs. (Beauvoir prit un canapé avarié, le considéra avec suspicion et le balança par-dessus la table, dans les arbres.) Son truc, vois-tu, c’est de farfouiller partout à la recherche d’une bonne paire d’oungans de la Conurb, des gros calibres.
Bobby hocha la tête sans comprendre.
— Des totos qui servent des deux mains.
— Là, j’suis largué.
— On cause de prêtrise professionnelle, là, si tu veux y mettre un nom. Sinon, t’as qu’à t’imaginer un duo de totos, des clients sérieux – des pirates du clavier, entre autres – qui font leur boulot de servir d’intermédiaire aux gens, de faire les choses pour eux. « Servir des deux mains », c’est une expression à nous, pour dire qu’ils bossent des deux côtés. Blanc et noir, pigé ?
Bobby déglutit puis hocha la tête.
— Des sorciers, dit Beauvoir. Laisse tomber. Méchants totos, grosse galette, c’est tout ce que t’as besoin de savoir. Deux-par-Jour, il se comporte comme un mignon en tête de ligne pour ces gens-là. Parfois, il trouve un truc susceptible de les intéresser, il le bascule sur eux, recueille plus tard quelques faveurs. Peut-être que s’il recueille une douzaine de faveurs en trop, c’est sur lui qu’ils vont basculer quelque chose, si tu vois ce que je veux dire… Disons qu’ils détiennent un truc qu’ils estiment avoir du potentiel mais ça leur fout la trouille. Ces particuliers ont une certaine tendance au conservatisme, tu vois ? Non ? Eh ben, t’apprendras.
Bobby acquiesça.
— Le genre de logiciel qu’un type comme toi peut louer à Deux-par-Jour, c’est nul. Je veux dire, il va tourner, d’accord, mais c’est jamais le truc qui intéressera un mec sérieux. T’as vu des tas de kinos de cow-boys, pas vrai ? Eh bien, ce qu’ils peuvent sortir pour ça, c’est pas grand-chose comparé au genre de bidouille qu’un opérateur vraiment costaud est capable de pondre. Particulièrement quand il s’agit de brise-glace. Les gros brise-glace sont plutôt coton à affronter, même pour les grosses têtes. Tu sais pourquoi ? Parce que la glace, la vraiment solide, les parois qui entourent toutes les banques de données importantes dans la matrice, la glace est toujours le produit d’une IA, une intelligence artificielle. Rien n’est assez rapide pour tisser de la bonne glace et en même temps l’altérer et l’améliorer en permanence. Alors, quand un brise-glace puissant débarque sur le marché noir, aussitôt, on voit entrer en jeu une série de facteurs très délicats. Comme, pour commencer, d’où vient le produit ? Neuf fois sur dix, il est venu d’une IA et les IA sont constamment passées au crible, essentiellement par les flics de Turing, chargés de vérifier qu’elles ne deviennent pas trop malignes. Alors, peut-être que tu vas te retrouver avec toute la machine de Turing au cul, parce qu’une IA, quelque part, s’est pris d’envie d’augmenter sa marge d’autofinancement. Certaines IA ont la citoyenneté, pas vrai ? Autre truc dont tu dois te méfier, ça pourrait être un brise-glace militaire, et là aussi, ça sent mauvais ; à moins encore qu’il soit allé faire un tour hors de la branche espionnage industriel de quelque zaibatsu, et ça non plus, on n’en veut pas. Tu piges le topo, Bobby ?
Bobby opina. Il avait l’impression d’avoir attendu toute sa vie que Beauvoir lui explique les rouages d’un monde dont il n’avait jusqu’ici qu’entrevu l’existence.
— Pourtant, un brise-glace qui coupe vraiment, ça vaut méga, je veux dire beaucoup. Alors supposons que t’es le ponte sur le marché, des types t’offrent le truc et t’as pas envie de les envoyer balader. Alors, tu l’achètes. Tu l’achètes, pas de problème, discret, mais tu vas pas le charger, oh non ! Qu’est-ce que t’en fais ? Tu le ramènes chez toi, tu le fais bidouiller par ton technicien pour qu’il ait l’air tout ce qu’il y a de courant. Mettons que tu l’intègres dans un format de ce genre – et il tapota une pile de programmes posée devant lui – puis tu l’amènes à ton mignon, qui te doit quelques faveurs, comme d’habitude…
— Attends une seconde, dit Bobby. Je crois pas que j’apprécie…
— À la bonne heure. Ça veut dire que tu deviens malin, un peu plus malin, en tout cas. Parce que c’est exactement ce qu’ils ont fait. Ils l’ont apporté ici à ton pote le bidouilleur, monsieur Deux-par-Jour, et ils lui ont exposé leur, problème. « Champion, qu’ils ont dit, on veut vérifier cette saloperie, la passer au banc d’essai, mais pas question qu’on fasse ça nous-mêmes. À toi de jouer, mon gars. » Alors, question pratique, qu’est-ce que Deux-par-Jour va en faire ? Est-ce qu’il va le charger, lui ? Macache. Il va se contenter de faire la même vacherie que les gros pontes lui ont faite, sauf qu’il se gardera bien de prévenir le mec à qui il va la resservir. Ce qu’il fait, c’est aller piocher une base dans le Midwest, bourrée de programmes de fraude fiscale et de gestion style blanchisserie jap pour l’un ou l’autre bordel de Kansas City, et tout le monde sauf le dernier des couillons sait pertinemment que ce genre de saloperie baigne jusqu’aux yeux dans la glace, la glace noire, les programmes à rétroaction totalement mortels. Il n’y a pas un seul cow-boy dans la Conurb ou ailleurs qui s’amuserait à mettre le doigt dans cette base : primo, parce qu’elle dégouline de défenses ; deuxio, parce que le matos planqué dessous ne vaut rien pour personne, en dehors du fisc, lequel, de toute manière, a déjà le proprio dans le collimateur.