— Eh, dit Bobby, mettons ça au clair…
— Je te mets ça au clair, petit Blanc ! Il a repéré cette base, puis épluché sa liste de pirates, les petits minables ambitieux de Barrytown, des wilsons assez cons pour lancer un programme qu’ils n’ont jamais vu sur une base qu’un tordu comme Deux-par-Jour leur a désignée en leur racontant que c’était une prise facile. Et qui va-t-il bien choisir ? Il va choisir un mec qu’est nouveau dans la partie, un bleu, un type qui ne sait même pas où il vit, qui n’a même pas son numéro, et il lui dit : Eh, chef, ramène ça chez toi et fais-toi un peu de fric. Tu dégottes quelque chose de valable, je me charge de te le fourguer ! (Les yeux de Beauvoir s’étaient agrandis ; il ne souriait plus.) Ça te fait penser à quelqu’un dans tes connaissances, mec, ou alors peut-être que t’évites de fricoter avec les perdants ?
— Tu veux dire qu’il savait que j’allais me faire tuer si je me branchais sur cette base ?
— Non, Bobby, mais il savait qu’il y avait une possibilité que le programme ne tourne pas. Ce qu’il voulait surtout, c’est que tu essaies. Ce qu’il s’est bien gardé de faire lui-même, il a juste mis deux cow-boys dessus. Ça aurait pu se goupiller de deux manières différentes. Mettons, si le brise-glace avait joué son rôle contre la glace noire, tu serais entré, t’aurais trouvé un paquet de chiffres auquel t’aurais entravé que dalle, tu serais ressorti, peut-être même sans laisser la moindre trace. Bon, tu serais retourné chez Léon, dire à Deux-par-Jour qu’il avait sélectionné les mauvaises données. Oh, il se serait confondu en excuses, pour sûr, et t’aurais eu droit à une nouvelle cible et un nouveau brise-glace, tandis que de son côté, il aurait ramené le premier dans la Conurb et annoncé qu’il avait l’air impec. Entre-temps, il t’aurait gardé à l’œil, juste histoire de voir comment tu te portais, pour s’assurer qu’un éventuel petit malin, prévenu que tu l’avais utilisé, n’ait pas des velléités de récupérer le programme. L’autre scénario, et c’est bien celui qui a failli se produire, c’est le brise-glace qui déconne, la glace qui manque te griller à mort, et l’un des cow-boys obligé d’entrer chez ta maman récupérer le programme avant qu’on ait découvert ton corps.
— Je sais pas. Beauvoir, c’est sacrément dur de…
— Dur, mon cul, oui. C’est la vie qu’est dure. Je veux dire, on cause boulot, au cas où t’aurais pas remarqué. (Beauvoir le considéra avec sévérité, la monture en plastique descendue sur le nez, qu’il avait fin. Il était plus mince que Deux-par-Jour ou le grand mec, le teint café avec un nuage de lait, le front haut et lisse sous un friselis brun taillé court. Il avait l’air émacié, sous sa tunique grise en peau d’ange, et Bobby ne lui trouvait franchement rien de menaçant.) Mais notre problème, la raison de notre présence ici, de ta présence ici, c’est de découvrir ce qui s’est vraiment produit. Et ça, c’est une autre histoire.
— Alors, tu veux dire qu’il m’a monté le coup, que Deux-par-Jour m’a monté le coup pour que je me fasse rétamer ? (Bobby était toujours dans le fauteuil roulant de la maternité Sainte-Marie, même s’il n’avait plus l’impression d’en avoir besoin.) Et il a des emmerdes avec ces mecs, les pontes de la Conurb ?
— T’as tout pigé.
— Et c’est pour ça qu’il se comporte ainsi, comme s’il s’en foutait totalement, ou même qu’il pouvait pas me saquer, c’est ça ? Et il est vraiment mort de trouille ?
Beauvoir acquiesça.
— Et, dit Bobby, voyant soudain ce qui faisait vraiment chier Deux-par-Jour et pourquoi il avait la trouille, c’est parce que je me suis fait choper là-bas, dans la Mégabase de loisirs, et que ces connards de Lobos m’ont taxé ma console ! Et leur programme, il était encore dedans ! (Il se pencha en avant, tout excité d’avoir assemblé le puzzle.) Et ces autres mecs, ils sont prêts à le liquider, ou peu s’en faut, s’il ne leur ramène pas, c’est ça ?
— Je constate que tu vois pas mal de kino, observa Beauvoir, mais c’est à peu près le topo, tout à fait.
— Bon, dit Bobby, se radossant dans le fauteuil roulant et posant son pied nu sur le bord de la table. Eh bien, Beauvoir, qui sont donc ces types ? Comment tu les appelles, déjà, des zonguents ? Des sorciers, tu dis ? Qu’est-ce que c’est supposé signifier, bordel ?
— Eh bien, Bobby, dit Beauvoir, je suis l’un d’eux et le grand type – tu peux l’appeler Lucas – c’en est un autre.
— T’en as sans doute déjà vu un, dit Beauvoir tandis que l’homme qu’il avait appelé Lucas déposait la cuve de projection sur la table, après lui avoir méthodiquement dégagé un espace.
— À l’école, dit Bobby.
— T’es allé à l’école, mec ? fit Deux-par-Jour, le ton brusque. Merde, pourquoi que tu y es pas resté ?
Il n’avait cessé de fumer depuis qu’il était revenu avec Lucas et semblait dans un état encore plus lamentable qu’avant.
— La ferme, Deux-par-Jour, fit Lucas. Un peu d’éducation ne te ferait peut-être pas de mal.
— On nous a appris à nous démerder dans la matrice, savoir comment accéder aux données par l’index de publications, des trucs comme ça…
— Eh bien, dans ce cas, dit Lucas qui se redressait en époussetant une poussière imaginaire sur ses grandes paumes roses, est-ce que tu t’es déjà servi de ces connaissances pour ça, pour accéder à des bouquins imprimés ?
Il avait retiré sa veste de costume noire immaculée ; son impeccable chemise blanche était traversée par une paire de fines bretelles marron, et il avait desserré le nœud de sa cravate unie noire.
— Je ne lis pas trop bien, dit Bobby. Je veux dire, je sais, mais c’est du boulot. Mais ouais. Je l’ai fait. J’ai regardé certains vieux bouquins-papier sur la matrice, tout ça…
— J’m’en doutais bien, dit Lucas en branchant une espèce de petit clavier sur la console qui formait la base de la cuve. Comte Zéro. Count Zero Interrupt : interruption provoquée par un zéro. Vieux jargon de programmateur.
Il passa le clavier à Beauvoir, qui se mit à taper des instructions.
Des formes géométriques complexes commencèrent à s’y disposer, alignées selon les plans pratiquement invisibles d’une trame tridimensionnelle. Bobby vit que Beauvoir dessinait les coordonnées cyberspatiales de Barrytown.
— On va t’assigner cette pyramide bleue, Bobby. Voilà qui est fait. (Une pyramide bleue se mit à pulser doucement au beau milieu de la cuve.) À présent, on va te montrer ce qu’ont vu les cow-boys de Deux-par-Jour, ceux qui te surveillaient. À partir de maintenant, tu vois un enregistrement.
Un tireté de lumière bleue jaillit de la pyramide, suivant une ligne de trame. Bobby regarda, se voyant lui-même dans le séjour de sa mère, rideaux tirés, l’Ono-Sendaï sur les genoux, les doigts volant sur le clavier.
— Le brise-glace est parti, commenta Beauvoir.
La ligne de traits bleus atteignit la paroi de la cuve. Beauvoir pianota et les coordonnées changèrent. Un nouvel assemblage géométrique remplaça la disposition précédente. Bobby reconnut l’amas de rectangles orange au centre de la trame.
— C’est ça, fit-il.
Le trait bleu progressait depuis le bord de la cuve, dirigé sur la base orange. De vagues plans d’orange spectral clignotaient autour des rectangles, oscillant et palpitant, à mesure qu’approchait la ligne.