Ils approchèrent enfin d’une espèce de mur. Bobby regarda derrière lui. Dans des flaques peu profondes sur le béton vaseux se reflétaient les branches d’arbres nains, avec leurs racines pâles qui s’enfonçaient tant bien que mal dans les cuves improvisées de fluide hydroponique.
— La flotte est pompée dans les bassins à crevettes, où ils font leur élevage. Les crevettes se multiplient supervite dans l’eau chaude. Ensuite, l’eau passe par les canalisations noyées dans le béton, ici même, pour chauffer cette serre. C’est à cela que sert ce niveau, la culture sur ponique d’amarante, de laitue, ce genre de truc. Enfin, on pompe l’eau dans les aquariums à poissons-chats et les algues bouffent la merde des crevettes. Les poissons-chats bouffent les algues et c’est reparti pour un tour. Ou du moins, c’était l’idée initiale. Y a des chances que personne n’ait imaginé que quelqu’un monterait sur le toit et flanquerait en l’air ces turbines Darrieus pour faire place à une mosquée, et ils n’ont sans doute pas imaginé non plus tous les autres changements. Tant et si bien qu’on se retrouve avec cet espace. Mais tu peux toujours trouver ces fameuses crevettes dans la Zupe… et du poisson-chat, aussi.
Ils étaient parvenus au mur. Il était en verre, et couvert de grosses gouttes de condensation. Quelques centimètres derrière, il y avait une autre paroi, celle-ci apparemment constituée d’une feuille d’acier rouillée. Beauvoir pêcha dans une poche de sa tunique en peau d’ange une clé qu’il inséra dans une ouverture ménagée dans le montant en alliage nu qui séparait deux pans de la verrière. Quelque part à proximité, un moteur démarra en gémissant ; le large volet d’acier pivota vers le haut et l’extérieur, avec un mouvement saccadé, pour révéler un panorama que Bobby avait souvent imaginé.
Ils devaient se trouver près du sommet, tout en haut des Zupes, car la Mégabase de loisirs s’était réduite au point qu’il pouvait la masquer des deux mains. Les immeubles d’habitation de Barrytown ressemblaient à quelque moisissure blanc grisâtre, s’étendant jusqu’à l’horizon. Il faisait presque nuit et il pouvait distinguer une lueur rose, derrière l’ultime barre d’immeubles.
— C’est la Conurb, par là-bas, n’est-ce pas ? Toute rose ?
— Tout juste, mais plus t’approches, moins c’est joli. Est-ce que ça te dirait d’aller là-bas, Bobby ? Le Comte Zéro est prêt à se faire la Conurb ?
— Oh, ouais, fit Bobby, les paumes contre la vitre suante, t’as pas idée…
L’effet du timbre s’était entièrement dissipé, et son dos et sa poitrine lui faisaient un mal de chien.
VOL DE NUIT
Comme la nuit tombait, Turner se retrouva sur la brèche.
Il y avait une éternité, lui semblait-il, qu’il avait vécu ça, mais lorsque l’impression s’enclencha, ce fut comme si elle ne l’avait jamais quittée. Le déferlement d’une synchromixture surhumaine dont les stimulants ne fournissaient qu’une vague approximation. Il ne pouvait l’éprouver que sur le site d’une exfiltration majeure, une où il était aux commandes, et seulement dans les dernières heures avant le déclenchement de l’opération.
Mais ça faisait bel et bien une éternité ; à Delhi, il n’avait fait que repérer les itinéraires d’évasion possibles pour un cadre qui n’était pas entièrement certain de vouloir être recasé. S’il avait été sur la brèche, cette nuit-là dans Chandni Chauk, peut-être qu’il aurait été capable d’éviter le truc. Sans doute pas, mais la brèche lui aurait dit d’essayer.
À présent, la brèche lui permettait de collationner l’ensemble des facteurs qu’il devait prendre en compte sur le site, faire l’équilibre entre des amas épars de petits problèmes face à un bloc compact de problèmes plus vastes. Jusque-là, il avait rencontré quantité de petits problèmes mais pas de vrai casse-tête. Lynch et Webber commençaient à se crêper le chignon, aussi s’était-il arrangé pour les maintenir séparés. Sa conviction que Lynch était la taupe de Conroy, instinctive depuis le début, était maintenant plus forte. Les instincts s’aiguisaient, sur la brèche ; les choses n’en faisaient qu’à leur tête. Nathan avait des problèmes avec les banales chaufferettes catalytiques suédoises ; tout ce qui n’était pas circuit électronique le dépassait. Turner confia à Lynch la tâche de les remplir et les amorcer, tandis que Nathan les emportait, par deux, et les enterrait légèrement, à intervalles d’un mètre, suivant les deux lignes de ruban orange.
Le microgiciel que Conroy avait envoyé lui emplissait la tête avec son propre univers de facteurs en perpétuelle évolution : vitesse de l’air, altitude, attitude, angle d’attaque, accélération, cap. Les informations sur le système d’armes de l’appareil fournissaient une constante litanie subliminale d’assignations d’objectifs, de trajectoires de bombes, de cercles de recherche, d’indications de portée, de décomptes de munitions. Conroy avait étiqueté le logiciel avec un message simple pour souligner l’heure d’arrivée de l’appareil et confirmer la réservation d’un emplacement pour un unique passager.
Il se demanda ce que faisait Mitchell, ce qu’il ressentait. Les installations de Maas Biolabs pour l’Amérique du Nord étaient creusées au cœur même d’une mesa escarpée, une table de roc jaillie du sol du désert. Le dossier du biogiciel avait montré à Turner la face de la mesa, découpée par d’éclatantes fenêtres de crépuscule ; elle surmontait les bras tendus d’un océan de saguaros, telle la timonerie d’un vaisseau géant. Pour Mitchell, ç’avait été une prison et une forteresse, son domicile depuis neuf ans. Quelque part près du cœur des lieux, il avait perfectionné les techniques d’hybridome qui avaient échappé aux chercheurs depuis près d’un siècle ; travaillant sur des cellules de cancer humain et un modèle délaissé, pratiquement abandonné, de synthèse de l’ADN, il avait produit les cellules hybrides immortelles qui étaient les outils de production de base de la nouvelle technologie, de minuscules usines biochimiques reproduisant à l’infini les molécules fabriquées qui étaient reliées, assemblées pour construire des biopuces. Quelque part dans l’arcologie de Maas, Mitchell vivait ses dernières heures de chercheur étoile de la firme.
Turner essaya de s’imaginer Mitchell vivant une vie entièrement différente, après sa défection au profit d’Hosaka, mais il eut du mal. Une arcologie de recherche en Arizona était-elle si différente d’une autre sur l’île d’Honshu ?