Il y avait eu des moments, durant cette longue journée, où les souvenirs codés de Mitchell s’étaient éveillés en lui, l’emplissant d’une étrange terreur qui semblait n’avoir aucun rapport avec l’opération en cours.
C’était l’intimité de la chose qui le troublait encore, et peut-être était-ce de là qu’était né ce sentiment de crainte. Certains fragments semblaient posséder une charge émotionnelle entièrement hors de proportion avec leur contenu. Pourquoi le souvenir d’un banal couloir nu dans quelque dortoir miteux de Cambridge l’emplissait-il d’un tel sentiment de culpabilité et de dégoût de soi ? D’autres images, qui auraient logiquement dû véhiculer une charge émotionnelle, en étaient étrangement dépourvues : Mitchell en train de jouer avec sa petite fille sur la moquette pâle en laine dans une maison de location à Genève, le rire de l’enfant, qui lui tire la main. Rien. La vie de l’homme, du point de vue de Turner, semblait caractérisée par une certaine inévitabilité ; il était brillant, qualité qui avait été détectée fort tôt, et doué pour la pratique froidement impitoyable de ce genre de manipulation interne requise de tout individu qui aspire à devenir un chercheur de haut niveau. Si quelqu’un était destiné à grimper à travers les hiérarchies des laboratoires privés, jugea Turner, c’était Mitchell.
Turner était lui-même incapable de frayer avec le monde intensément tribal des hommes des zaibatsus, les condamnés à perpète. Il était un éternel outsider, un élément solitaire, dérivant sur les océans secrets de la politique inter-multinationale. Aucun salarié d’une compagnie n’aurait été capable de prendre les initiatives que Turner devait prendre au cours d’une exfiltration. Aucun salarié d’une compagnie n’était capable de faire montre de cette aisance professionnellement désinvolte à modifier son loyalisme en fonction de chaque nouvel employeur. Ni, peut-être, de faire montre de cet engagement inflexible, une fois décidé un contrat. Il avait échoué dans les boulots de sécurité vers la fin de l’adolescence, quand le sombre marasme de l’économie d’après-guerre commençait à céder sous la poussée de nouvelles technologies. Il y avait bien réussi, compte tenu de son manque général d’ambition. Son air faux-cul, sa dégaine musculeuse impressionnaient les clients de ses employeurs, et puis c’était un type brillant, très brillant. Il portait beau. Et il savait s’y prendre, question technologie.
Conroy l’avait dégotté au Mexique, où l’employeur de Turner l’avait engagé pour assurer la sécurité d’une équipe de simstim de Senso/Rézo sur le tournage d’une série de séquences de trente minutes pour un feuilleton d’aventures dans la jungle. Quand Conroy arriva, Turner terminait ses arrangements : il avait établi une liaison entre Senso/Rézo et le gouvernement local, acheté le chef de la police du patelin, analysé le système de sécurité de l’hôtel, rencontré les guides et les chauffeurs du coin et fait recouper la vie de chacun d’eux, mis en œuvre une protection vocale numérique sur le matériel de transmission de l’équipe de simstim, établi une cellule de crise, et implanté des capteurs sismiques tout autour de l’amas-suite de Senso/Rézo.
Il entra dans le bar de l’hôtel, une extension du jardin-jungle du hall, et alla s’asseoir, tout seul, à l’une des tables à plateau de verre. Un homme pâle à l’épaisse toison de cheveux blancs décolorés traversa la salle, un verre dans chaque main. Sa peau livide était tendue sur des traits anguleux et un front haut ; il portait une chemise militaire impeccablement repassée, flottant sur son jean, et des sandales de cuir.
— Vous êtes le garde du corps pour ces p’tits gars de la simstim, dit le type pâle en posant l’un des verres sur la table de Turner. C’est Alfredo qui me l’a dit.
Alfredo était l’un des barmen de l’hôtel.
Turner leva les yeux et jaugea l’homme qui était manifestement sobre et semblait respirer toute la confiance du monde.
— Je ne crois pas que nous ayons été présentés, dit Turner sans faire le moindre geste pour accepter le verre tendu.
— Peu importe, dit Conroy en s’installant, on joue la même partie.
Il s’était assis.
Turner le fixa. Il avait une présence de garde du corps, quelque chose de tendu, aux aguets, inscrit sur les traits de son corps, et peu d’inconnus auraient avec une telle désinvolture violé son espace privé.
— Vous savez, dit l’homme, du ton qu’aurait pris quelqu’un pour commencer la piètre prestation d’une équipe durant la saison, les sismos que vous utilisez ne font vraiment pas le poids. Je connais des gens qui pourraient rentrer ici, bouffer vos p’tits gars en guise de hors-d’œuvre, empiler les os dans la douche et ressortir en sifflotant. Ces sismos ne broncheraient pas. (Il but une gorgée.) Enfin, vous méritez quand même vingt sur vingt pour l’effort. Ça, vous savez bosser.
L’expression : « empiler les os dans la douche » lui suffit. Turner décida de sortir le type pâle.
— Tiens, Turner, voilà votre patronne.
L’homme adressa un sourire à Jane Hamilton, qui le lui rendit, grands yeux bleus limpides et parfaits, chaque iris ceinturé par le minuscule lettrage doré du logo Zeiss Ikon. Turner se figea, pris, l’espace d’une fraction de seconde, dans le nœud de l’indécision. La star était près, tout près, et le type pâle se levait…
— Ravi d’avoir fait votre connaissance, Turner, dit-il. On se reverra tôt ou tard. Et suivez mon conseil pour ces sismos ; renforcez-les par un périmètre d’alarmes.
Sur quoi, il pivota et s’éloigna, muscles roulant avec aisance sous le tissu raide de la chemise kaki.
— C’est sympa, Turner, dit Hamilton en prenant la place de l’inconnu.
— Ah, ouais ?
Turner regarda le type se perdre dans la cohue du hall encombré, la foule des touristes à chair rose.
— On dirait que vous ne causez jamais à personne. Toujours l’air de jauger les gens, de faire un rapport. C’est sympa de vous voir nouer des relations, pour changer.
Turner la regarda. Avec ses vingt ans, elle était de quatre ans sa cadette, et gagnait en gros neuf fois son salaire annuel en l’espace d’une semaine. Elle était blonde, les cheveux coupés court pour les besoins de la série, un bronzage intense, à paraître illuminée de l’intérieur par les lampes solaires. Les yeux bleus étaient des instruments optiques d’une perfection inhumaine, développés en cuve au Japon : elle était à la fois actrice et caméra, ses yeux valaient plusieurs millions de nouveaux yens, pourtant, dans la hiérarchie des stars de Senso/Rézo, c’est à peine si elle était classée.
Il resta assis avec elle, au bar, le temps de deux verres, puis la raccompagna jusqu’au bloc-suite.
— Pas envie d’entrer en prendre un autre, non, Turner ?
— Non, fit-il. (C’était le second soir qu’elle lui faisait la proposition et il sentit que ce serait le dernier.) Il faut que je vérifie les sismos.
Plus tard, cette nuit-là, il appela New York pour avoir le numéro d’une firme à Mexico susceptible de lui fournir les alarmes pour le périmètre du bloc-suite.
Mais une semaine plus tard, Jane et trois autres, la moitié de la distribution du feuilleton, étaient morts.
— On est prêts à faire rouler les toubibs, annonça Webber.
Turner vit qu’elle portait des mitaines en cuir brun. Elle avait remplacé les lunettes de soleil par un modèle de chasse à verres blancs, et elle portait un pistolet à la hanche.
— Sutcliffe surveille le périmètre avec les caméras télécommandées. On aura besoin de tout le monde pour faire passer l’autre connard à travers les fourrés.
— Besoin de moi ?
— Ramirez dit qu’il ne peut pas trop s’épuiser juste avant de se brancher. Si vous voulez mon avis, ce n’est qu’un gros cossard de Los Angeles.