— Non, dit Turner en se relevant, il a raison. Qu’il se foule le poignet et on est baisés. Même un truc trop mineur pour être décelé pourrait affecter sa vitesse…
Webber haussa les épaules.
— Ouais, c’est ça, il est bien planqué dans le bunker, à se tremper les mains dans le reste de notre flotte et fredonner tout seul, pour que tout baigne pour nous.
À l’antenne chirurgicale, Turner compta les présents. Sept personnes. Ramirez était dans le bunker ; Sutcliffe, quelque part dans le dédale de parpaings, à guider les capteurs à distance. Lynch avait un laser Steiner-Optic passé sur l’épaule droite, un modèle compact muni d’un pied pliant en alliage léger et de batteries intégrées formant une épaisse poignée sous le carénage gris en titane qui tenait lieu de canon à l’engin. Nathan portait un survêtement noir, des bottes de parachutiste, noires également, recouvertes d’une pâle couche de poussière, et l’on voyait les bulbeuses lentilles insectiformes d’un amplificateur d’images lui pendre dans le cou, attachées par un bandeau. Turner retira ses lunettes de soleil mexicaines, les fourra dans la poche de poitrine de sa chemise de toile bleue et boutonna le rabat.
— Comment ça va, Teddy ? demanda-t-il à un malabar d’un mètre quatre-vingts aux cheveux châtains en brosse courte.
— Impec, répondit l’intéressé avec un sourire plein de dents.
Turner balaya du regard les trois autres membres de l’équipe d’intervention, leur adressant tour à tour un signe de tête : Compton, Costa, Davis.
— Bientôt sur le gril, hein ? demanda Costa.
Il avait un visage rond, moite, avec une barbe mince soigneusement taillée. À l’instar de Nathan et des autres, il était vêtu de noir.
— Pas loin, dit Turner. Tout baigne, pour l’instant.
Costa acquiesça.
— On est à trente minutes de l’heure prévue d’arrivée, annonça Turner.
— Nathan, Davis, dit Webber, déconnectez la tuyauterie de vidange.
Elle tendit à Turner l’un des casques émetteurs Telefunken. Elle l’avait déjà retiré de son blister. Elle-même en passa un, retirant la capsule protectrice en plastique de la pastille auto-adhésive du laryngophone avant de la plaquer sur son cou bronzé.
Nathan et Davis s’affairaient dans l’ombre derrière le module. Turner entendit Davis pester à voix basse.
— Merde, fit Nathan, y a pas de bouchon pour refermer le tube.
Rires des autres.
— Laisse tomber, dit Webber. Va plutôt t’occuper des roues. Lynch et Compton, descendez les vérins.
Lynch sortit de sa ceinture une clé dynamométrique en forme de pistolet et se glissa sous le module. Celui-ci oscillait, en faisant doucement craquer sa suspension ; les toubibs gigotaient à l’intérieur. Turner entendit un bref gémissement aigu provenant de quelque machinerie interne, puis le cliquetis de la clé de Lynch en train de faire monter les crics.
Il coiffa le casque et se colla le micro pastille près du larynx.
— Sutcliffe ? Tu me reçois ?
— Impec, dit l’Australien, voix minuscule qui semblait lui jaillir de la base du crâne.
— Ramirez ?
— Cinq sur cinq…
Huit minutes. Ils poussaient le module sur ses dix gros pneus. Turner et Nathan étaient attelés à la paire avant, pour guider ; Nathan avait mis ses lunettes. Mitchell sortait un jour de nouvelle lune. Le module était lourd, absurdement lourd, et à peu près impossible à diriger. « Comme de tenir un camion en équilibre sur des chariots de supermarché », se disait Nathan. Le bas du dos de Turner le faisait souffrir. Il avait des problèmes lombaires depuis l’épisode de Delhi.
— Attendez, fit Webber, à la troisième roue gauche. J’suis coincée sur une saloperie de caillou…
Turner lâcha sa roue et se redressa. Les chauves-souris étaient sorties en force, ce soir, taches clignotantes sur la cuvette étoilée du désert. Il y avait eu des chauves-souris au Mexique, dans la jungle, des frugivores suspendues dans les arbres au-dessus du bloc-suite où dormait l’équipe de Senso/Rézo. Turner avait escaladé ces arbres et tendu sur leurs branches en surplomb des longueurs de filament monomoléculaire, fil de rasoir invisible, pour accueillir un intrus sans méfiance. Mais Jane et les autres étaient morts quand même, soufflés sur un flanc de colline dans les montagnes près d’Acapulco. Des problèmes avec les syndicats, avait-on dit plus tard, mais rien n’avait été élucidé, hormis la nature de la charge : une mine antipersonnelle primitive, son emplacement, l’endroit d’où l’on avait commandé sa détonation. Turner avait lui-même grimpé la colline, les vêtements couverts d’une pellicule de sang, et vu l’épais fourré piétiné où avaient attendu les tueurs, l’interrupteur à couteaux et la batterie d’auto corrodée. Il découvrit des mégots de cigarettes roulées à la main et la capsule d’une bouteille de bière de Bohême, impeccable et brillante.
Il avait fallu annuler le feuilleton et la cellule de crise avait rendu d’inestimables services pour régler l’enlèvement des corps et le rapatriement des survivants parmi les acteurs et l’équipe de tournage. Turner était dans le dernier avion à partir, et après huit scotches dans le salon de l’aéroport d’Acapulco, il était allé traîner comme un aveugle près des guichets et y avait rencontré un homme du nom de Buschel, un cadre technique du complexe Senso/Rézo de Los Angeles. Buschel était pâle sous son bronzage californien, son costume en crépon de coton avachi par la sueur. Il portait une valise en alu lisse, comme une mallette d’appareil photo, aux parois ternies par la condensation. Turner fixa l’homme, fixa la mallette trempée, avec ses décalques d’avertissement rouges et blancs et ses étiquettes à rallonge expliquant les précautions requises pour le transport de matériel conservé par cryogénie.
— Seigneur ! fit Buschel en le remarquant. Turner. Je suis désolé, mon vieux. J’suis arrivé ce matin. Foutue sale affaire. (Il sortit de sa poche de veste un mouchoir trempé et s’épongea le visage.) Sale boulot, oui. J’avais jamais encore eu à faire ça…
— Qu’y a-t-il dans la valise, Buschel ?
Il était bien plus près maintenant, bien qu’il n’eût pas le souvenir d’avoir avancé. Il pouvait voir les pores du visage bronzé de Buschel.
— Ça va, mon vieux ? (Buschel recula d’un pas.) Vous avez sale mine.
— Qu’y a-t-il dans la valise, Buschel ?
Le coton se plissa sous son poing, phalanges livides et tremblantes.
— Bordel, Turner, l’homme se dégagea d’une secousse, serrant maintenant à deux mains la poignée de la valise. Ils n’ont pas été endommagés. Juste une abrasion tout à fait mineure sur l’une des cornées. Ils appartiennent au réseau. C’était dans son contrat, Turner.
Et Turner se détourna, les boyaux noués autour de ses huit verres de scotch pur, luttant contre la nausée. Et il continua de lutter, de se retenir de vomir neuf ans durant, jusqu’à ce jour où, quittant le Hollandais, tous les souvenirs de cet épisode lui étaient revenus, lui avaient déboulé dessus à Londres, à Heathrow ; alors il s’était penché en avant, pour vomir dans un sac à déchets de plastique bleu.
— Allons, Turner, dit Webber, un peu de nerf. Montrez-nous donc comment on doit s’y prendre.
Le module reprit sa progression difficile, dans le parfum-bitume des plantes du désert.
— Prêts ici ! annonça Ramirez, la voix distante et calme.
Turner effleura son micro pastille.
— Je vous envoie de la compagnie. (Il retira le doigt.) Nathan, c’est l’heure. Davis et vous, retournez au bunker.
Davis était responsable de l’équipement d’émission codée, leur unique lien hors matrice avec Hosaka. Nathan était le roi de la bricole. Lynch faisait rouler les dernières roues de vélo pour les planquer dans les broussailles au-delà du parking. Agenouillés près du module, Webber et Compton étaient en train de brancher la ligne qui reliait les chirurgiens d’Hosaka au biomoniteur Sony dans le poste de commandement. Une fois les roues ôtées et le module abaissé et mis à niveau sur ses quatre vérins, l’antenne de neurochirurgie évoqua de nouveau pour Turner son module de vacances français. Un voyage bien plus tardif, quatre ans après son recrutement par Conroy à Los Angeles.