Elle ouvrit les robinets, et l’eau jaillit en sifflant à travers l’embout filtrant.
— Mais qu’est-ce qu’il raconte sur Virek ?
— Il raconte, si je m’en souviens bien, et je n’en suis pas du tout certaine, que Virek est le fruit d’un coup de veine encore plus grand que pour les clans industriels en orbite. Les clans survivent aux générations, ce qui implique en général une médecine lourde : cryogénie, manipulation génétique, méthodes diverses pour combattre le vieillissement. La mort d’un membre donné du clan, même un membre fondateur, ne provoque en général pas de crise au sein de celui-ci, en tant qu’entité commerciale. Il y a toujours quelqu’un pour prendre le relais, quelqu’un qui attend. La différence entre le travail dans un clan et celui dans une société, toutefois, c’est qu’on n’a pas besoin littéralement d’épouser un membre d’une société commerciale…
— Mais elles signent bien des contrats, pourtant…
Andréa haussa les épaules.
— C’est l’équivalent d’un bail. Ce n’est pas la même chose. C’est la sécurité de l’emploi, vraiment.
En revanche, quand ton Herr Virek disparaîtra, quand ils n’auront plus de place pour agrandir sa cuve, ou je ne sais quoi, ses intérêts financiers verront disparaître leur point focal logique. À ce moment-là, d’après notre Niçois, tu verras Virek et compagnie se fragmenter ou muter, la dernière hypothèse nous donnant la Compagnie machin-truc, une authentique multinationale mais en même temps un nouvel enjeu pour l’Homme de Masse – avec des majuscules. (Elle lava son assiette, la rinça, l’essuya puis la déposa sur l’étagère en pin à côté de l’évier.) Il dit que c’est regrettable, en un sens, parce qu’il ne reste pas beaucoup de gens capables d’entrevoir la limite.
— La limite ?
— La limite de la foule. Nous sommes perdues au milieu, toi et moi. Moi encore, du moins, en tout cas. (Elle traversa la cuisine et posa les mains sur les épaules de Marly.) Faut que tu y fasses attention. Une partie de toi est déjà bien plus heureuse, mais je vois bien à présent que j’aurais pu parvenir au même résultat, simplement en arrangeant un petit déjeuner entre toi et ton salaud d’ancien amant. Pour le reste, je ne suis pas sûre… Je crois que notre théorie académique est invalidée par le fait évident que Virek et ses semblables sont déjà bien loin de la race humaine. J’aimerais que tu sois prudente…
Puis elle embrassa Marly sur la joue et partit à son travail de rédactrice adjointe dans le milieu archaïque mais si mode de l’édition de livres imprimés.
Elle passa la matinée chez Andréa, avec le Braun, à visionner les hologrammes des sept œuvres. Chaque pièce était, à sa manière, extraordinaire, mais elle ne cessait de retourner la boîte que Virek lui avait montrée en premier. Si j’avais l’original ici, se dit-elle en retirant la vitre pour sortir un par un les objets à l’intérieur, que resterait-il ? Des choses inutiles, un découpage de l’espace, peut-être comme une odeur de poussière.
Étendue sur le divan, le Braun posé sur le ventre, elle regarda dans la boîte. Douloureux. Il lui semblait que la construction évoquait quelque chose à la perfection mais c’était une émotion indéfinissable. Elle fit courir ses mains à travers l’illusion lumineuse, décrivant du doigt le long os avien flûté. Elle était certaine que Virek avait déjà mis un ornithologue à la tâche d’identifier l’oiseau dont les ailes avaient fourni cet os. Et elle supposa qu’il serait sans doute possible de dater chaque objet avec la plus extrême précision. L’étiquette de chaque holofiche comportait également un historique complet de l’origine connue de chaque pièce, mais quelque chose en elle avait délibérément ignoré ce détail. Il valait parfois mieux, lorsqu’on en arrivait aux mystères de l’art, les aborder comme un enfant. L’enfant voyait les choses qui étaient trop visibles, trop évidentes pour l’œil entraîné.
Elle reposa le Braun sur la table basse à côté du divan et se dirigea vers le téléphone d’Andréa, dans l’intention de vérifier l’heure. Elle avait rendez-vous à une heure avec Paco, pour discuter les modalités du paiement d’Alain. Ce dernier devait l’appeler chez Andréa à trois heures. Lorsqu’elle composa le numéro de l’horloge parlante, un résumé automatique du satellite d’informations clignota sur l’écran : une navette de la JAL s’était désintégrée durant sa rentrée au-dessus de l’océan Indien ; les enquêteurs de la Conurb, l’Axe métropolitain Atlanta-Boston, avaient été appelés pour examiner le site du bombardement aussi brutal qu’apparemment gratuit d’un terne faubourg résidentiel du New Jersey ; des miliciens supervisaient l’évacuation de la partie sud de la Nouvelle-Bonn, suite à la découverte, par des ouvriers du bâtiment, de deux têtes de missile non détonées, datant de la guerre, et qu’on soupçonnait de contenir des armes biologiques, tandis que, de source officielle en Arizona, on démentait l’accusation portée par le Mexique d’explosion d’un engin nucléaire de faible puissance près de la frontière du Sonora… Tandis qu’elle regardait, le résumé se boucla et la simulation de la navette reprit son flamboiement mortel. Elle hocha la tête, tapa le bouton. Il était midi.
L’été était venu, le ciel au-dessus de Paris était brûlant et bleu, et elle sourit en sentant l’odeur de bon pain et de tabac brun. Son sentiment d’être observée avait diminué ; elle sortait du métro pour se rendre à l’adresse que lui avait donnée Paco. Faubourg Saint-Honoré. L’adresse semblait vaguement familière. Une galerie, sans doute.
Effectivement : la galerie Roberts. Le propriétaire en était un Américain qui dirigeait également trois galeries à New York, Luxueuses mais plus tout à fait chic. Paco attendait à côté d’un énorme panneau sur lequel étaient superposées, sous une épaisse couche inégale de vernis, des centaines de petites photos carrées, du genre de celles produites par ces vieilles machines complètement démodées qu’on trouvait encore dans les salles des pas perdus et les gares routières. Toutes, en apparence, représentaient des jeunes filles. Machinalement, elle nota le nom de l’artiste et le titre de l’œuvre : Qu’on nous lise le Livre du Nom des Morts.
— Je suppose que vous comprenez ce genre de chose, l’apostropha l’Espagnol, maussade.
Il portait un costume bleu d’aspect luxueux, la coupe parisienne, style homme d’affaires, une chemise en popeline blanche avec une cravate très anglaise, probablement de chez Charvet. Il n’avait plus du tout la dégaine d’un garçon de café. Il portait en bandoulière un sac italien en ciré à côtes noires.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.
— Le nom des morts… et, de la tête, il indiqua le panneau. Vous avez bien vendu ce genre de truc.
— Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?
— J’ai parfois l’impression que ce… cette culture est entièrement truquée. Que c’est une ruse. Toute ma vie, j’ai servi Señor, sous l’une ou l’autre apparence, comprenez-vous ? Et mon travail n’a pas été dépourvu de satisfactions, de moments de triomphe. Mais jamais, quand il m’a impliqué dans le domaine de l’art, jamais je n’ai ressenti la moindre satisfaction. Il est la fortune personnifiée. Le monde est empli d’objets de grande beauté. Et néanmoins, Señor recherche…
Il haussa les épaules.
— Alors, vous savez donc ce que vous aimez. (Elle lui sourit.) Pourquoi avoir choisi cette galerie pour notre rencontre ?
— L’agent de Señor a acheté ici l’une des boîtes. N’avez-vous pas lu les fiches historiques que nous vous avons fournies à Bruxelles ?