— Ça va, ça va, dit Lucas. Parfait. Laisse tomber. Tu vois ? Ahmed en sait plus sur ces Tactiques qu’eux sur nous.
Il s’essuya les mains avec une épaisse serviette de toile blanche puis sortit de sa pochette de veste un cure-dents en or.
— Lucas, dit Bobby, tandis que celui-ci nettoyait délicatement les interstices entre ses grosses dents carrées, qu’adviendrait-il si, mettons, je vous demandais de me conduire à Times Square et de m’y déposer ?
— Ah, dit Lucas, en ôtant le cure-dents, l’arpent le plus chaud de la cité. Pour quoi faire, Bobby, un problème de drogue ?
— Eh bien non, mais je me posais la question.
— Quelle question ? Tu veux aller à Times Square ?
— Non, c’est simplement le premier endroit auquel j’ai songé. Ce que je voulais dire, je suppose, c’est si vous me laisseriez partir.
— Non, dit Lucas, pour ne pas trop insister. Mais tu ne dois pas te considérer comme un prisonnier. Plutôt comme un hôte. Un hôte estimé.
Bobby sourit tristement.
— Oh ! D’accord. On pourrait appeler ça de la détention préventive, je suppose.
— Exact, dit Lucas, remettant en circuit le cure-dents en or. Et tant que nous sommes ici, bien protégés par ce brave Ahmed, c’est le moment d’avoir une petite discussion tous les deux. Le frère Beauvoir t’a déjà parlé un peu de nous, je crois. Qu’est-ce que tu en penses, toi, Bobby, de ce qu’il t’a raconté ?
— Eh bien, dit Bobby, c’est vraiment intéressant mais je ne suis pas sûr de bien comprendre.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
— Eh bien, je ne comprends rien à cette histoire de vaudou…
Lucas haussa un sourcil.
— Je veux dire, c’est votre affaire, ce que vous voulez gober, enfin croire, je veux dire, d’accord ? Mais enfin, à un moment Beauvoir cause affaires, techno de la rue, comme je n’avais jamais entendu jusque-là, et juste après, voilà qu’il parle de mambos, de spectres, de serpents et de… et de…
— Et quoi ?
— De chevaux, dit Bobby, la gorge nouée.
— Bobby, sais-tu ce qu’est une métaphore ?
— Un composant ? Comme un transistor ?
— Non. Bon, laisse tomber la métaphore. Quand Beauvoir ou moi te parlons de loa et de leurs cavales, comme nous qualifions les rares élus que les loa choisissent de chevaucher, tu devrais faire comme si nous parlions deux langages à la fois. L’un, tu le comprends déjà. C’est la langue de la techno de la rue, comme tu l’appelles. Il se peut qu’on emploie des termes différents mais c’est du langage technique. Peut-être qu’on appellera Ougou Feray quelque chose que tu vas appeler un brise-glace, tu comprends ? Mais au même moment, avec les mêmes mots, nous parlons d’autres choses, celles-là que tu ne comprends pas. Tu n’as pas besoin.
Il jeta son cure-dents.
Bobby prit une profonde inspiration.
— Beauvoir disait que Jackie était la monture d’un serpent, un serpent appelé Danbala. Vous pouvez me traduire ça en techno de la rue ?
— Certainement. Pense à Jackie comme à une console, Bobby, une console de cyberspace, une très mignonne avec de jolies chevilles… (Lucas sourit ; Bobby rougit.) Pense à Danbala, que certains appellent un serpent, comme à un programme. Disons, un brise-glace. Danbala s’enfiche dans la console de Jackie, Jackie coupe la glace. C’est tout.
— D’accord, dit Bobby, qui commençait à piger, alors c’est quoi, la matrice ? Si elle est une console et Danbala un programme, le cyberspace, c’est quoi ?
— Le monde, dit Lucas.
— Mieux vaut continuer à pied, à partir d’ici, dit Lucas. (La Rolls s’arrêta dans un silence soyeux et Lucas se leva en reboutonnant sa veste de costume.) Ahmed attire trop l’attention.
Il récupéra sa canne, et la porte se déverrouilla avec un doux chuintement.
Bobby descendit derrière lui, envahi par l’indubitable signature olfactive caractéristique de la Conurb, un puissant amalgame d’exhalaisons de métro rance, de vieille suie, de la fragrance carcinogène du plastique frais, le tout pimenté de la pointe carbonée des combustibles fossiles illicites. Loin au-dessus, dans le reflet des lampes à arc, l’un des dômes Fuller inachevés obscurcissait les deux tiers du ciel vespéral rose saumon, sa lisière déchiquetée comme un nid d’abeilles gris brisé. Le patchwork de dômes de la Conurb tendait à générer, au hasard, des microclimats ; il y avait des zones, de quelques pâtés de maisons, où un fin crachin de condensation tombait en permanence des géodes tachées de suie, et des sections de dômes célèbres pour leurs décharges d’électricité statique, variante typiquement urbaine des éclairs d’orage. Il soufflait un vent violent dans la rue où Bobby suivait Lucas, une brise chaude et grumeleuse, sans doute en rapport avec les gradients de pression dans le réseau métropolitain qui parcourait tout.
— Rappelle-toi ce que je t’ai dit, dit Lucas, les yeux plissés pour se protéger de la poussière. L’homme est bien plus que ce qu’il paraît. Mais même s’il n’était rien de plus que ce qu’il paraît, tu lui devrais néanmoins un certain respect. Toi qui veux devenir un pirate, tu es sur le point de rencontrer quelqu’un qui fait autorité dans le domaine.
— Ouais, d’accord. (Il sauta pour éviter l’accordéon gris d’un listage d’imprimante qui tentait de s’enrouler autour de sa cheville.) Alors, c’est à lui que Beauvoir et vous, vous avez acheté le…
— Ah non ! Rappelle-toi ce que je t’ai dit. Tu causes comme ça en pleine rue, tu pourrais aussi bien écrire tes paroles au tableau…
Bobby grimaça puis acquiesça. Merde. Il n’arrêtait pas de se planter. Voilà qu’il se trouvait avec un méga-opérateur, enfoncé jusqu’au cou dans un plan dingue, et il continuait de se comporter comme un wilson. Opérateur. C’était le terme pour qualifier Lucas, et Beauvoir aussi, et tout ce discours vaudou n’était qu’une espèce de jeu fait sur le dos des gens de l’extérieur, décida-t-il. Dans la Rolls, Lucas s’était lancé dans une espèce de long numéro bizarre sur Legba, à l’en croire, le loa de la communication, « le maître des routes et des chemins », tout cela pour dire que l’homme à qui il allait présenter Bobby était un favori de Legba. Lorsque Bobby lui avait demandé si l’homme était un autre oungan, Lucas avait répondu non ; il avait ajouté que l’homme avait marché au côté de Legba toute sa vie, tellement près qu’il était devenu incapable de savoir si le loa était bel et bien là, ou s’il n’était qu’une partie de lui-même, son ombre. Et c’était cet homme, avait dit Lucas, qui leur avait vendu le logiciel que Deux-par-Jour avait loué à Bobby…
Lucas tourna à un coin et s’arrêta, Bobby sur les talons. Ils se trouvaient devant un immeuble en meulière noircie dont les fenêtres avaient été obturées, des décennies plus tôt, avec des plaques de tôle ondulée. Une partie du rez-de-chaussée avait jadis été occupée par un magasin quelconque, aux vitrines brisées opacifiées de crasse. La porte, entre leurs glaces aveugles, avait été renforcée à l’aide des mêmes plaques de tôle qui obturaient les ouvertures des étages supérieurs, et Bobby crut discerner un vague signe derrière la vitrine de gauche, les italiques d’une enseigne au néon abandonnée, pendant en diagonale dans la pénombre. Lucas resta planté là, face à la porte, le visage inexpressif, le bout de la canne fermement planté devant lui sur le trottoir, et ses mains larges posées l’une sur l’autre au-dessus du pommeau de laiton.
— Première chose que tu dois apprendre, dit-il sur le ton d’un homme qui récite un problème, c’est qu’il faut toujours patienter…